• Brian Wilson : L'ange a tué mon rêve…

    Smile c'était un fantasme, c'est maintenant une épopée. Mieux, une odyssée. Littéralement. Trente-sept ans pour enfin voir le jour. Presque le temps pour Ulysse de revenir deux fois à Ithaque. Et s'ils furent plus intérieurs, les tourments que Brian Wilson eût à traverser n'en furent pas moins sombres.

    Comme l'a dit Nick Kent, les fins heureuses dans le rock sont plutôt rares, et si il y avait bien un dossier que l'on croyait hermétiquement clos, plombé d'une chape de malédiction c'était bien celui-ci.

    En 1966, en sortant Pet Sounds, Brian Wilson, avec le concours presque fortuit des Beach Boys, prouve au monde que la pop music peut aussi être de l'art. Chaque morceau de l'album est un petit bout d'arc en ciel acidulé couché dans le vinyle.

    Comme il ne tourne plus depuis fin 64 pour cause de dépression nerveuse, l'aîné des frères Wilson mène une vie de grand ado attardé, protégé du monde extérieur par sa femme Marylin, et quelques fidèles. Brian a cette drôle d'hygiène de vie psychédélique du L.A de 66. Le LSD lui a fait voir Dieu, il fume beaucoup d'herbe, se gave d'amphètes, mais s'adonne à la méditation, ne conduit pas bourré et picole peu. Amour, paix et bon cholestérol en quelque sorte. Il compense en se recherchant désespérément auprès de sa famille l'affection qui lui refuse ce parâtre qui l'a mis au tapin dès 61 et qui jalouse son génie. Et sa famille c'est toujours et encore les autres Beach Boys.

    Seul à son piano, qu'il a planté dans un bac à sable au milieu de son salon, il tente de retranscrire des mélodies que lui seul entend. Compositeur lumineux, arrangeur obsessionnel, il écrit des micro-symphonies de quelques dizaines de secondes qu'il agence avec une science de l'alchimie unique. Une science qu'il a dénommée "musique modulaire". Ses morceaux naissent ainsi, comme autant de puzzles impossibles, truffés jusqu'à la dernière seconde de leurs trois minutes réglementaires de trouvailles philosophales.

    Si ses visions laissent parfois les autres Beach Boys perplexes, spécialement Mike Love qui ne comprend pas pourquoi il faudrait abandonner une formule gagnante à base de grosses bagnoles, de filles en bikinis et de planches de surf, ils ont jusque-là toujours fini par se ranger à ses arguments.

    Malgré un accueil mitigé du public, Pet Sounds est un chef d'œuvre insurpassable que Brian Wilson va pourtant surpasser l'année même de sa sortie avec un seul morceau : Good Vibrations. Chanson ébauchée lors des sessions de Pet Sounds et qu'il pense d'abord fourguer à un groupe de Rythm n' Blues, il va ensuite la retravailler durant six mois d'essais en studio exténuants. Le résultat en vaut la peine et Brian sait maintenant comment créer le successeur de Pet Sounds.

    S'adjoignant les services d'un jeune parolier, Van Dyke Parks, le leader des Beach Boys travaille d'arrache pied, plus convaincu que jamais qu'il doit livrer au monde un disque lumineux, radieux. Qui rendra heureux ceux qui l'écouteront.

    Le duo qu'il forme avec Parks fonctionne tout d'abord à merveille. En phase avec la poésie un peu étrange de ce dernier, les squelettes de mélodies sur lesquels viendront se greffer plus tard les fameux blocs d'arrangements modulaires, s'empilent rapidement. Derek Taylor, l'attaché de presse du groupe, commence à lâcher un peu partout que Brian Wilson est sur le point de donner naissance au meilleur disque de pop jamais réalisé. Mais lorsque de retour d'une tournée européenne les autres membres du groupe écoutent les premières bandes, ils sont consternés. Mike Love somme Parks d'expliquer l'un des vers d'une des chansons. Il en est incapable, la dispute dégénère et le parolier est débarqué du projet. Même Carl et Dennis, les frères de Brian, sont dubitatifs.

    Tiraillé entre la cohésion de cette cellule familiale dont il a désespérément besoin et l'album qu'il aspire à faire, Brian va s'enliser. Le syndrome est bien connu : il veut trop en mettre (comme moi avec cette putain de chronique que je suis en train de réécrire pour la cinquième fois). Changeant d'avis tous les jours quant aux arrangements des morceaux, il est incapable d'en finaliser un seul. Bourré d'acide, il passe de la dépression la plus noire à des vagues d'euphories qui, ni l'une ni l'autre, ne peuvent lui être d'un grand secours. La sortie de l'album, qui devait d'abord s'appeler Dumb Angel avant de devenir Smile, est retardée une première fois en décembre 66. Brian s'englue dans la paranoïa, a besoin d'être sans cesse rassuré, se mazoute dans un mysticisme de plage, est persuadé que Phil Spector veut lui arracher le secret de Smile et qu'il le fait suivre. Le délire culmine lors de la séance d'enregistrement de Mrs O'Leary's Cow, sous-titrée Fire, l'un des morceaux dédié aux éléments qui doit conclure l'album. En cabine tous arborent des casques de pompiers en plastique achetés dans un magasin de jouets. Ce jour là, une vague d'incendies ravage Los Angeles et un entrepôt voisin des studios Sunset Sound prend feu. Convaincu que les mauvaises vibrations dégagées par Fire sont la cause du sinistre, Brian Wilson essaie de brûler les bandes.

    Le coup de grâce arrive en juin 1967 lorsque les Beatles sortent Sgt Pepper's Lonely Heart Club Band. Les Fabs ont une fois de plus coiffés les Beach Boys sur le poteau, et Brian Wilson au fond du panier, abandonne Smile qui va maintenant pouvoir devenir le disque fantôme le plus mythique de l'histoire du rock. En consolation, les fans pourront se mettre sous la dent Smiley Smile, une spirale descendante vers la névrose hâtivement assemblée sur les décombres des derniers mois.

    Sorties des bandes masters survivantes, sont nées au cours des décennies suivantes des dizaines de versions pirates, toutes labellisées "vraie version originalement authentique de l'album promis juré craché les autres versions c'est tout rien que de la merde". C'est même devenu une sorte de jeu pour les fans d'élaborer son Smile. Le puzzle de la mort en 12 000 pièces. Personne de toute façon n'est là pour les contredire puisque Brian Wilson s'est enfoncé dans la folie. Trop de bulles d'acide sont restées coincées dans ses synapses (du moins celles qu'il lui restent). Couché dans son lit à se défoncer aux calmants en boulottant des pots de crèmes glacées il s'est transformé en un barnum fleuri de 150 kilos, jusqu'à ce que le Dr Eugène Landy, sorte de gourou-psy vaguement escroc – très californien au fond – ne finisse contre toute attente à lui faire remonter la pente. Doucement. Tout doucement.

    Ce sera finalement la rencontre en 1995 avec un groupe de faiseurs méticuleux, les Wondermints, qui va remettre le projet sur les rails. Fans de Brian Wilson l'osmose se fait naturellement, et lorsque l'année dernière, Van Dyke Parks se laisse convaincre de remettre le couvert, on aboutit – Ô Miracle ! – en ce beau mois de septembre 2004 à l'arrivée dans les bacs du Smile, le seul, le vrai.

    Ah ouais ? Le vrai ?

    Bien malin celui qui pourrait affirmer que la présente résultante est bien conforme à ce que Brian Wilson avait en tête en 1967. Qu'a-t-il bien pu surnager dans le brouet de neurones liquéfiés qu'était devenu son cerveau ? Qu'a laissé la reconstruction opérée par Landy, qui a tiré la chasse sur vingt ans de névroses et a remis en place, après filtrage, tout ce qui tenait encore vaguement debout.

    Quelques morceaux, comme le très fétide Do You Like Worms ?, ont fait les frais de la résurrection. D'autres étaient apparus dans des versions plus ou moins expurgées sur divers album des Beach Boys – Surf's Up, Cabinessence, ou Heroes and Villains – et ont subit un sérieux relooking. Même Good Vibrations est repassé au marbre, ce qui n'est certainement pas la meilleure chose qui lui soit arrivée. L'album que l'on écoute aujourd'hui n'est pas, et ne pourra jamais être celui que son auteur nous destinait en 67. Impossible de faire abstraction de ce que Wilson à traversé. L'homme qui chante aujourd'hui a 61 ans. Ça s'entend. La voix n'est plus la même. Elle a donné en route. La diction aussi a changé. C'est celle d'un retraité qui s'est fait refaire le clapoir, et qui du coup fait parfois chuinter les "S" et vous postillonne dans le nez sur les "P".

    Evidemment la plupart des fans hardcore détestent. Mais au fond pour eux le problème, c'est que Brian Wilson vient de leur tuer un rêve. Celui de cet absolu inaccessible, puisque prisonnier à jamais du cerveau vidangé de son géniteur. Ce qu'ils détestent c'est l'idée d'avoir passé des heures à fantasmer leur Smile, et de voir qu'au final, ce n'est qu'un disque. Mais quel disque ! Pardon ! Malgré tout ses défauts, et il en a, Smile est bien ce qu'il devait être : un disque qui rend les gens heureux. Heureux de voir que la bonne musique est sans mode. Heureux de voir que Brian Wilson est revenu d'entre les morts. Heureux de voir qu'il est heureux. Qu'au final, il a vaincu.

    Ouais Brian, t'as tué mon rêve. Mais tu veux que je te dise ? Et ben t'as rudement bien fait !



    Archives - Septembre 2004




  • Commentaires

    1
    Mardi 31 Juillet 2007 à 16:10
    Bravo...
    Vraiment. Pour cette chronique. Je sais que j'y viens comme un cheveu dans le potage mais c'est tout à fait sincère. On n'est pas d'accord du tout, mais finalement, je pense que se séparer de tout sentimentalisme puéril pour aborder le versant renaissance de Brian Wilson est sans doute la chose )à faire. On n'est plus des gosses, hein ?, et chérir son "Smile" en partie parce qu'il est inachevé (comme touché du syndrome James Dean - c'est à dire mort avant d'avoir pu libéré une à une toutes ses promesses) est sans doute une idiotie totale... En fait, ce qui nous sépare c'est que je me suis toujours pas mal fichu du coté inachevé de Smile (n'étant pas fan mais plutôt admiratif du génie mélodique de Wilson) et que j'ai su me contenter de ça. Sans délirer sur le disque fantome... Franchement, "Good Vibrations" suffirait à faire un disque à lui seul. En tous cas, il légitimerait l'existence de toute galette digne de ce nom... Qu'y a-t-il de plus beau que les premières mesures de ce titre ??? Pas grand chose, hein... Bonne continuation et encore bravo pour le style...Enfin, un truc qui dépote un peu dans c't'océan de niaiserie qu'est la blogosphère...
    2
    Mardi 31 Juillet 2007 à 16:11
    Bravo...
    Vraiment. Pour cette chronique. Je sais que j\'y viens comme un cheveu dans le potage mais c\'est tout à fait sincère. On n\'est pas d\'accord du tout, mais finalement, je pense que se séparer de tout sentimentalisme puéril pour aborder le versant renaissance de Brian Wilson est sans doute la chose )à faire. On n\'est plus des gosses, hein ?, et chérir son \"Smile\" en partie parce qu\'il est inachevé (comme touché du syndrome James Dean - c\'est à dire mort avant d\'avoir pu libéré une à une toutes ses promesses) est sans doute une idiotie totale... En fait, ce qui nous sépare c\'est que je me suis toujours pas mal fichu du coté inachevé de Smile (n\'étant pas fan mais plutôt admiratif du génie mélodique de Wilson) et que j\'ai su me contenter de ça. Sans délirer sur le disque fantome... Franchement, \"Good Vibrations\" suffirait à faire un disque à lui seul. En tous cas, il légitimerait l\'existence de toute galette digne de ce nom... Qu\'y a-t-il de plus beau que les premières mesures de ce titre ??? Pas grand chose, hein... Bonne continuation et encore bravo pour le style...Enfin, un truc qui dépote un peu dans c\'t\'océan de niaiserie qu\'est la blogosphère...
    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    3
    Gonzo Bonzo
    Mardi 31 Juillet 2007 à 17:15
    Merci
    Je ne suis pas non plus un fan, plutôt comme toi admiratif de ce bonhomme complètement fou et génial. Soyons honnête, depuis le temps de sa sortie, l'album est finalement retomber dans un relatif oubli, et c'est peut-être ça le plus triste. Il ne faut pas essayer de refaire vivre ses légendes. Mais merci de ce commentaire.
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :