• Fiction 1.1 : Waiting for the man


    Bien avant que les amateurs du genre ne le transforme en une sorte de Kabaa sacrilège, le Gas Chamber était surtout un bar pas terrible où s'entrecroisaient les acharnements à ne rien faire de velléitaires dans mon genre.

    On a parlé de "pépinière de la scène rock du cru". En fait c'est surtout qu'il y avait là tellement de branleurs rassemblés qu'il était inévitable que, de tout ça, émerge de temps à autres un projet qui tienne vaguement la route. La loi du nombre jouait pour nous. L'avidité et le manque de discernement des directeurs artistiques des maisons de disques faisaient le reste. Si un tel bouclard est devenu un lieu de pèlerinage pour ceux qui n'ont pas connu cette époque c'est fortuit. Mais au fond, logique.

    J'y traînais souvent alors. Pas autant que je l'ai dit par la suite, mais assez tout de même. En fait le choix était cornélien pour moi en ce temps-là. En fin de mois je n'avais tout simplement plus assez d'argent pour picoler et acheter des cachetons. C'était l'un ou l'autre, et les effets des pilules étant plus cataclysmiques, et surtout plus durables rapport qualité/prix, la défonce l'emportait souvent. Pourtant j'étais là le soir où Nick a rencontré Bella.

    C'était un 20 décembre, j'étais raide mais je comptais sur la venue prochaine du Père Noël pour me renflouer, et surtout Nick jouait avec ses Ambassadors. On ne le dit pas, parce que ça entretient la légende, mais dès leurs débuts les Ambassadors avaient été un putain de groupe. Ils dépassaient de la tête et des épaules le reste des habitués de la scène du Gas. Pas parce qu'ils jouaient mieux, non, mais parce qu'ils avaient ce truc que les autres n'ont pas. Cet état de grâce un peu magique. La conscience de leur propre destruction peut être ? Quelque chose de funeste en tout cas. Avec son allure de dandy affamé sorti des poubelles, Nick avait cette manière de tenir la mort à distance quand il était sur scène. Ça générait tout autour de lui comme une bulle qui nous protégeait nous aussi des outrages du temps, raison pour laquelle nous étions si nombreux à fréquenter ses concerts. On savait aussi que ça ne durerait pas. Ça n'en rendait l'exercice que plus beau.


    #
    Nick était un splendide animal de scène, mais il était notablement inculte. Même en rock. Ce qui m'a toujours consterné. D'accord il connaissait les morceaux, mais rien de la vie de leurs auteurs. Les "à côtés" de l'intéressaient pas. C'était bien-sûr totalement sacrilège à mes yeux de jeune fanzineux qui versait dans l'excès inverse (un effet collatéral de mon incapacité à jouer du moindre instrument sans doute). Je dois donc être le seul à avoir reconnu Bella ce soir-là.

    Elle était dans un coin de la salle, plutôt à l'écart. Elle avait beaucoup changé par rapport aux photos. La mode du moment ne la mettait pas vraiment en valeur non plus. Je me rappelle même m'être fait la réflexion qu'elle avait passé l'âge de fréquenter ce genre d'endroit. Elle devait avoir quoi ? Quarante ? Quarante-cinq ? En fait j'ai appris plus tard qu'elle était supposée n'en avoir que trente-deux, mais elle faisait plus. Elle payait à crédit les excès de ses belles années à Londres, où elle avait été la muse de Stones, de Bowie, de Roxy Music, du Floyd. A tort ou à raison, on lui avait prêté des liaisons avec Lennon, Keith Richards, Brian Eno, Ray Davis, Hendrix. En fait on lui avait prêté des liaisons avec à peu près tout le monde. C'était "la fragrance d'une époque" comme je l'ai écrit un jour. Un joli parfum que faisait tourner l'odeur de pissotière et de dégueulis de vinasse du Gas Chamber. Malgré des efforts désespérés pour paraître à la page – ou peut-être justement à cause de ça – je me suis senti un petit peu désolé pour elle de la voir là, marchander sa dose de brown à un de ces travelos de l'Avenue B qui venaient parfois faire un peu de revente chez nous quand le tapin ne rapportait plus assez.

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    Après le concert, comme toujours, je suis allé voir Nick. On a discuté de choses et d'autres, et à la fin de Bella, qu'il m'a demandé de lui montrer depuis la coulisse. Même lui, la connaissait. De réputation au moins. Je l'ai prévenu qu'elle avait sérieusement morflé, qu'il ne fallait pas qu'il s'attende à voir la beauté candide qui avait posé sur toutes ces photos. Mais comme il n'en avait vu aucune, ça ne semblait pas le déranger. Je n'ai pas compris tout de suite ce qu'il avait su voir dans cette femme en cours d'usure et qui m'avait échappé. Elle était toujours là devant sa bière sans mousse, avec ce pétard de cheveu impitoyable dont on devrait dans les années 80 la désastreuse prolifération à Rod Stewart. Son cuir était flambant neuf, son collant impeccablement déchiré et ses bottes trop chères. Ses joues étaient trop creuses, ses yeux cernés à faire peur, son teint atrocement livide. On ne remarquait finalement plus chez elle que ce qui avait été. Et avec les années, j'ai compris que c'est justement ça qu'avait vu Nick. Et qu'il avait instantanément aimé.

    A l'âge qu'on avait à l'époque, on est encore assez présomptueux pour s'imaginer que connaître la vie de quelqu'un vous offre un sésame suffisant pour vous imposer à lui. Et puis après tout, elle était chez nous ! C'est pour ça que je n'ai pas sourcillé quand Nick m'a demandé de la lui présenter.

    Elle n'a d'abord pas vraiment réagi parce qu'elle était en manque. Une drôle de pudeur – ou un sursaut de bon sens – avait dû l'empêcher d'aller se fixer dans les chiottes. Elle a acquiescé d'un geste vague quand je l'ai appelée par son prénom, et a certainement oublié le mien immédiatement. Je ne suis pas certain qu'elle ait tout de suite retenu celui de Nick non plus, mais lorsqu'elle l'a vu une envie a fait surface dans l'eau de son regard. Comme la reconnaissance de quelque chose de familier. Qu'elle était d'ailleurs peut-être venue chercher ce soir là ? Sûrement même. Lui semblait comme happé par elle. Déjà.

    Drôle d'endroit pour un coup de foudre vous dites-vous ? Exact. Et vous avez raison, ce n'en était pas un. Ceux qui l'ont écrit affabulent, romancent. Les murs crasseux tapissés de journaux et de posters tâchés, le sol de béton peint qui glissait tant quand il était inondé de bière, la lumière radine et trop jaune, la petite estrade branlante pompeusement promue au rang de scène, le Gas était un environnement trop chiche pour l'éclosion d'une romance. Non ! Dès ces premières secondes nous étions dans le grand ballet de la prédation. Une pratique bien plus conforme aux us de la maison en somme.

    Les deux m'ont vite oubliés. Nick s'est assis en face de Bella, et ils ont commencé à discuter. Tout de suite. De tout et de rien, et surtout de tout.


    ...


     



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