• Fiction 1.2 : Waiting for the man

    Le lendemain je suis passé voir Nick chez lui, dans une sorte de loft piteux coincé entre le quartier russe et le chinois. Ne fantasmez pas ! Ça tenait plus de l'entrepôt désaffecté en bordure du fleuve, avec tout autour des labos clandestins et des rats gros comme des chats. Nick, lui, rayonnait. Il avait un air si bourgeoisement heureux, que ça semblait incongru dans le foutoir ambiant. Le grand espace vide et crade qu'il partageait avec Jesse son guitariste, et Josh son fabuleux batteur m'est d'un coup apparu comme il devait être : vide et crade. Nick avait gardé de sa nuit un relief, une mise en lumière, qui lui donnait un air de messie. Ça m'a comme saisi. Et puis, revenant des chiottes, une des punkettes habituées du Gas est passée entre nous en trottinant, à poil, les pieds passés dans ses rangers délacées. Cul blafard, petits seins menus et une épilation approximative qu'elle ne pouvait plus nous cacher, la gamine est allée rejoindre Jesse dans sa niche fermée de madras miteux accrochés aux poteaux en fonte qui étayaient le plafond. A grand coup de prosaïsme elle venait de réduire la dimension quasi-christique de l'instant à un bête étonnement. La conne !
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    "Elle m'a baisé le cerveau." m'a raconté Nick.
    Bien après mon départ et celui des autres Ambassadors, les deux étaient restés à discuter au Gas. A la fin, Rollo, le patron, leur avait demandé de partir parce qu'il voulait fermer. De là ils avaient marché jusqu'au loft, ce qui représente une bonne heure à pied, et sans traîner. Ils avaient traîné. Enfin arrivés, ils avaient encore parlé, puis naturellement, sans vraiment y penser, ils avaient fini au lit et baisés jusqu'à ce qu'enfin Bella se lève, s'habille et s'en aille, sans aucune promesse de lendemain. Ce n'était d'ailleurs leur genre ni à l'un ni à l'autre.
    "Mais de quoi est-ce que vous avez bien pu parler autant ?" aie-je demandé à Nick. "De tout et de rien ! De tout surtout..." Je n'ai pas pu en savoir plus, mais j'ai eu des indices.
    Il avait faim, ce qui en soi était déjà insolite, et s'est offert de me payer à bouffer au Deli's du coin. Tout le repas il m'a littéralement régalé d'anecdotes sur Pink Floyd, et sur les Stones. On a refait notre petit monde, discuté de la mort de Brian Jones, et de la manière dont Keith Richards avait pris la chose. Il en parlait comme si Keith s'était épanché sur son épaule. Presque sur un ton de confidence. On le sentait très concerné. Puis il m'a dit qu'il fallait qu'il y aille, qu'il avait une super idée de chanson qu'il ne voulait pas laisser filer. Je l'ai laissé en bas de chez lui, et suis retourné à ma dèche, mes articles et mes attentes.

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    A cette époque, même sous la torture, je ne l'aurais jamais admis, mais j'ai toujours aimé Noël. Spécialement ici où les parcs et les rues sont couverts de neige. On a du mal à se dire que c'est cette même ville qui fond tous les étés sous une chaleur poisseuse. Même les plus modestes magasins sont décorés de vert, rouge et or. Toute l'imagerie à base de rênes, Old Santa, et tous accessoires afférents surgit un peu partout. Qui sa botte, qui son traîneau, sa hotte, son bonnet. Il flotte dans l'air un parfum de miracle et de vin chaud. Des blacks au coin des rues ressuscitent avec bonheur des vieux standards de doo wop, les orchestres de l'Armée du Salut autour de leurs chaudrons à oboles massacrent avec une rigueur toute militaire les classiques de saison, des chorales d'enfants s'assemblent sous de grands sapins clignotants et chantent des cantiques d'un autre âge et d'un autre continent. J'aime Noël. J'aime cette ville à Noël, et j'ai la preuve que le Père Noël aussi s'y sent bien, d'humeur généreuse.

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    Rentré chez moi après mon "déjeuner" avec Nick, j'ai reçu le coup de fil que je n'espérais plus : celui de Barry Kramer, le rédacteur en chef de Creem. Il avait lu les articles que je lui avais envoyés, avait jeté un œil à mon modeste fanzine, et "était bien tenté de m'essayer". Moi pendant ce temps-là je ne quittais pas des yeux la couverture de leur dernier numéro qui traînait là, par terre. On y voyait Bowie, et une pléiade d'autres dieux du rock, plus ou moins titrés, plus ou moins adulés ou en forme, mais que des vrais, des authentiques rockers. Et Kramer, à l'autre bout du fil m'ouvrait la porte du temple. Il voulait me rencontrer et me demandait si je pouvais me rendre à Detroit dans les jours à venir.
    Cette année-là, j'ai passé Noël au paradis de l'automobile.

    ...




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