• Ravage

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    Écrivain, journaliste et scénariste, René Barjavel a été immortalisé dans cette stature de sage taciturne qu'il s'était donnée sur la fin de sa vie. Une posture qui seyait bien à ce Drômois, né en 1911 et monté à Paris en 1935. Et bien avant sa disparition en 1985, à la sortie d'un collège où il était venu rencontrer élèves et professeurs, on lui arrogeait déjà avec une constance très agaçante le titre quasi officiel de précurseur de la SF française. Adopté par la partie la moins renseignée de la frange crypto baba du lectorat pour Les Chemins de Katmandu et La Nuit des temps, coopté avec beaucoup de légèreté par la branche neo-romantique des fans du genre à cause L'Enchanteur, Barjavel bénéficie d'une bienveillance oublieuse. De fait, son anticipation inoffensive fait de lui la dernière borne fréquentable avant la disqualification en littérature de genre. C'est ainsi qu'il est devenu un classique des collèges où le manque de curiosité le fait encore étudier. Une série de malentendus pénibles que ne dissipera pas la présente édition de Ravage chez Folio Plus classiques.

    « Classiques », car Ravage en est un. Nous appartient-il, alors, de le juger ? Paradoxalement, et bien qu'il soit présenté comme un roman de science fiction, on continue de l'étudier selon une grille de lecture généraliste. Alors oui, on peut juger de Ravage, sinon en regard de son contexte historique – qui n'est pas anodin – du moins sur ses qualités « science fictionnelles » intrinsèques. Troisième roman de Barjavel, mais son premier vrai succès, Ravage est publié sous l'Occupation, en 1943, chez Denoël, alors éditeur d'Aragon et d'Elsa Triolet, mais aussi de Brasillach, Rebatet ou Céline, la fine fleur de la littérature antisémite et/ou collaborationniste.

    Dans le paysage éditorial de l'époque, son sujet a pourtant de quoi surprendre.

    « Lumière, siouplaît ! »

    Nous sommes en 2052, ère triomphante d'un modernisme saugrenu où les vieux rails des réseaux ferrés ont été changés en trois jours pour laisser place à des trains express suspendus. Le ciel des grandes villes se zèbre des éclats opalescents d'avions privés en plastique ultra résistant propulsés à la « quintessence », des immeubles de trois cents étages ont remplacé des quartiers entiers de Paris, et l'on s'y éclaire à l'énergie atomique. Le confort moderne comprend eau et lait courant à tous les étages, télé holographique et des autels funéraires façon diorama, où les aïeux embaumés sont théâtralisés, trônent au milieu du salon ( ???).

    Entre ces grandes îles urbaines, la nature a repris ses droits sur une campagne laissée en friche. Inutile de se donner la peine de cultiver la terre, alors que les usines chimiques vous composent des menus ex nihilo, et « fabriquent » légumes et viandes. Seule la Provence constitue le dernier bastion de résistance à cette civilisation qui a mis sa destinée tout entière dans sa foi machiniste.

    C'est de là qu'est originaire François Deschamps. Sceptique tranquille entretenant un petit fond réactionnaire, il monte à Paris décrocher son diplôme d'ingénieur-agronome et déclarer sa flamme à Blanche, son amie d'enfance. Cette dernière, pour tromper l'ennui d'un séjour parisien à l'école ménagère, s'est inscrite à un radio-crochet organisé par Radio 300. Repérée par son concupiscent directeur elle s'apprête à devenir la nouvelle coqueluche de la télé mondiale, et dans la foulée à se fiancer avec son pygmalion.

    Mais le soir même de son lancement sur les ondes, une panne générale d'électricité prive Paris de courant. C'est en vain que la population va attendre un retour à la normale. La France tout entière — et probablement le monde — va rapidement sombrer dans le chaos et payer chèrement la confiance indue qu'elle avait placée dans la technologie.

    « Douce France, cher pays de mon enfance... »

    Parce qu'il sort dans le contexte très particulier de l'Occupation, on ne peut pas analyser Ravage à l'aune seule de ses qualités littéraires, ni faire abstraction des échos qu'éveillent les idées qui nourrissent son intrigue. D'autant moins que Ravage est édité par Robert Denoël, sur l'attitude duquel pendant cette période on jette, habituellement, un voile pudiquement embarrassé. Mais si l'on appelle un chat, un chat, il faut bien alors se résoudre à appeler un collabo, un collabo. De fait, même en admettant – et c'est discutable – que Barjavel n'ait pas pleinement pris la mesure des implications de son histoire, il est certain qu'elles n'ont pas pu échapper à un éditeur de l'acabit de Denoël.

    Or dès les premières pages, il est permis de douter de la candeur de Barjavel. Dans toute sa première partie, il s'applique à décrire sa société du futur. Une exposition malhabile, rendue plus indigeste encore par les attaques fielleuses qu'il réserve aux tenants du modernisme. Une défiance qu'il rattache à sa fréquentation de Gurdjieff – gourou illuminé de la jet set du début du XXè siècle – mais qui n'explique pas tout. Les piques qu'il réserve à Le Corbusier1(rebaptisé pour l'occasion « Le Cornemusier », et qu'on ne pouvait pourtant guère soupçonner d'être un séditieux), ou la vision caricaturale qu'il livre des Cités-Jardins d'Henri Sellier2, disent assez ce que Barjavel pensait de leur œuvre. Ainsi lesté d'un plaidoyer qu'il larde de sarcasmes lourdingues, son Paris de 2052 s'englue dans un irréalisme confondant. « Ravage est un roman dicté par la logique », confiait-il pourtant en 1983 à des collégiens qu'il était venu visiter. Mais outre le manque d'explication du fléau qui prive ainsi le monde l'électricité (si ce n'est le titre original du roman, refusé par Denoël : La Colère de dieu), quelle logique, par exemple, lorsqu'il parle d'héberger les morts chez soi ? De même, on ne décèle aucune solution de continuité dans sa description d'une métropole où cohabitent dans un système résolument binaire, la modernité la plus échevelée et un petit peuple des faubourgs tout droit sorti du Paris de l'entre-deux-guerre, et dont la bêtise et la paresse ne sont recouvertes que d'un mince vernis d'anticipation. Facile et improbable encore, cet abandon total de la terre qu'il met en scène. Et si Barjavel fait ainsi subir les derniers outrages à la logique, c'est qu'il vise avant tout un propos. Un propos, qu'avec un sens consommé de la litote, il qualifiait volontiers de « nostalgique ». Plus de soixante ans après, nous dirions plutôt « réactionnaire ». Signe des temps.

    C'est François Deschamps, son protagoniste qui incarne le mieux ces valeurs. La promptitude du jeune ingénieur-agronome à se transformer en tueur sans remords, qui n'hésite pas à exécuter un de ses hommes pour un simple manquement à la discipline, se trouve tout entière justifiée dans l'une de ses citations : « Nous vivons des circonstances exceptionnelles qui réclament des actes exceptionnels. » En 1943, on ne peut pas écrire ça sans savoir précisément ce que cela implique. Cette phrase aurait parfaitement pu figurer dans le discours de Pétain du 17 juin 40. Il préféra, il est vrai et avec le succès que l'on connaît, y « faire à la France don de sa personne pour atténuer son malheur ». Plus modestement, ça ne sera qu'à sa petite troupe d'abord puis, à la fin, à la communauté rurale reconquise, que Deschamps fera – lui – le don de la sienne. Un sacrifice héroïquement orchestré par Barjavel, qui nous expose, sans recul aucun, l'évidence qui va conduire son héros à dégringoler l'échelle de l'humanité pour assurer la survie de son groupe. Et pas une fois au cours de son voyage, il ne se demandera si – justement – son devoir ne serait pas plutôt d'en préserver l'étincelle dans ce monde qui s'éteint.

    Veni, Vidi, Vichy

    « La terre, elle, ne ment pas. », disait encore ce bon Maréchal (nous voilà...). Et c'est vers elle et son humble reconquête que vont tendre tous les efforts de François Deschamps. Avec un nom pareil ! Pensez donc ! Si la traversée d'une France grotesquement désurbanisée, et maintenant en proie au chaos, permet à Barjavel de nous laisser quelques belles pages, une fois encore, le propos sous-jacent rend la lecture pénible. Confronté, par exemple, à une pure révélation mystique, Deschamps n'en dévie pas pour autant d'un iota dans sa détermination inhumaine. Et lorsqu'enfin il arrive dans ce sanctuaire provençal, il va très vite s'imposer par son autorité naturelle. Devenu patriarche d'une enclave de civilisation rurale, il impose, pour le bien de ce peuple enfant que lui seul semble pouvoir sauver de lui-même, des règles que lui dicte son bon sens. Polygamie, obligation de procréer et strict contrôle du savoir (matérialisé notamment par son refus d'apprendre à lire et à écrire aux enfants, à moins que, devenus adultes, leurs fonctions au sein de la communauté ne les y oblige). Son exaltation de la rusticité sur fond de « c'était mieux avant » serait tout simplement risible, si le contexte ayant présidé à sa rédaction ne le teintait pas d'une complaisance coupable à l'égard des rengaines vichyssoises de l'État Français et de la Révolution Nationale.

    Un soupçon qu'il est légitime d'entretenir à la lecture de Ravage, et qui est largement corroboré par un faisceau de présomptions. Au point qu'à la Libération, Barjavel se voit inscrit sur la liste noire des écrivains ayant collaboré. Ce dont l'auteur s'est toujours défendu. D'une part en précisant qu'il avait été retiré de cet index à suite de l'intervention providentielle d'un académicien y siégeant, et d'autre part en arguant de son antimilitarisme. Bien entendu, l'argument vaut ce qu'il vaut. On se souviendra que Céline, aussi, était violemment antimilitariste, ce qui ne l'a pas empêché d'être un salaud (génial, certes, mais un salaud tout de même).

    Alors oui, je sais ! Il est toujours facile de se forger une opinion à l'ombre de la démocratie victorieuse, mais l'on ne reproche pas à Barjavel de ne pas avoir été Vercors ou Mauriac. Ils ne sont pas si nombreux, les écrivains qui avaient choisi la Résistance, et nul ne songerait à jeter la pierre aux autres. Mais tous n'ont pas publié dans Je suis partout, le torchon collaborationniste dont Brasillach (seul écrivain français exécuté à la Libération) fût prié de quitter la rédaction en chef, car il était jugé « trop mou ».

    Cette période trouble dans la biographie de Barjavel est d'ailleurs un aspect de la question qu'élude un peu vite Marianne Chomienne, responsable du dossier, par ailleurs solide, qui accompagne cette nouvelle édition augmentée. En ne relevant que mollement, avec quelle adéquation les thématiques du roman s'adaptent à la propagande de Vichy (notamment celles du retour à la Terre, et de l'expiation des fautes passées), elle refuse d'ouvrir le débat.

    Pas plus qu'elle ne s'interroge sérieusement sur la légitimité SF de Ravage. Elle cite pourtant d'autres références de l'imaginaire, telles que Rosny Ainé, Verne – bien-sûr –, mais aussi Huxley ou Bradbury, ouvrant ainsi sur d'autres fondamentaux du genre. Elle cite aussi quelques-uns des noms les plus intéressants du merveilleux scientifique : Maurice Renard, Jacques Spitz, Jean de la Hire ou Régis Messac. Ce qui ne manque pas de laisser perplexe, car se faisant, Marianne Chomienne aurait logiquement dû remettre en question le prétendu rôle de père fondateur de la SF, habituellement dévolu à Barjavel.

    Perplexe surtout, car tous les auteurs précédemment cités, s'ils ont généralement une plume bien mieux trempée, ont tous une vision beaucoup plus claire de ce que doit être un roman de science fiction. Certes, stricto sensu, Rosny Ainé n'en écrivait pas encore, mais son approche était déjà d'une modernité et d'une rigueur autrement plus intéressante que celle de Barjavel. Alors, je pose la question : pourquoi continue-t-on de voir dans Ravage (et éventuellement La Nuit des temps), l'exemple scolaire parfait de science fiction à la française ? Car soyons clair : ou bien l'on sous-estime la dimension comique de Ravage – déjà relevée à sa sortie par Henri-François Rey, critique littéraire pour la revue pétainiste Idées –, ou on admet une bonne fois pour toute que Barjavel est au merveilleux scientifique ce que Bernard Werber est à la science fiction. Quoi qu'il en soit, il est bien certain qu'il n'est en rien le père de la science fiction française. Les raisons de cette usurpation sont certainement à chercher dans le manque de curiosité de bon nombre des professeurs de français, qui persistent à n'y voir qu'un genre mineur, car ils l'analysent selon une grille de lecture généraliste. Raison pour laquelle de mauvais auteurs de genre, comme c'est le cas pour Barjavel, voient leur œuvre largement surévaluée. Il est alors intéressant de se demander pourquoi on refuse à la science fiction un corpus analytique approprié, alors qu'il ne viendrait à l'idée d'aucun professeur de français de faire l'économie d'une méthodologie idoine pour parler d'un polar ? Pourtant, les germes de la pensée prospective sont aujourd'hui suffisamment ancrés dans la culture mainstream pour qu'on évite ce travers.

    Misogyne (un travers, certes, courant de la littérature de l'époque), réactionnaire, illogique, dénué d'une vraie réflexion sur l'avenir, Ravage condense à lui seul tout ce qui ne fait pas un roman de science fiction. Pire, il se pose presque, en 2007, en contre-exemple parfait. Il est donc grand temps de se rendre compte que son étude en collège n'est plus qu'une mauvaise habitude, dont des collections comme Folio classiques se rendent complices, et de passer à des références sinon plus actuelles, du moins plus pertinentes.

     

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  • Quartier Bleu

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    Talentueux, discret et régulier, c'est toujours avec plaisir que l'on retrouve François Darnaudet. Un plaisir toutefois qui ne nous console pas tout à fait de la relative rareté de ses apparitions sur les tables des librairies. Auteur de polar et de science fiction, il profite de son incursion dans la collection de politique fiction de Jérôme Leroy pour jouer sur les deux tableaux. Un pari toujours un peu casse-gueule, mais qui n'est pas sans offrir un certain nombre d'avantages techniques sur le format de la novella. Ce que, en habile artisan, François Darnaudet a parfaitement compris.

    "Paris, ça s'épelle M-E-R-D-E."

    Paris, 2044. Bon, pas franchement l'éclate... Surpopulation, épidémies, drogues et délinquance sont les nouveaux piliers de cette Ville Lumière qui a pris du plomb dans les réverbères. L'état "sarko-gaulliste" a bien entendu mis en œuvre tous les moyens à sa disposition pour traiter ces nouveaux maux, et ce avec tout le bon sens expéditif que l'on connaissait dès le début du XXIème siècle à l'ancien maire de Neuilly-sur-Seine. Lassé de ramasser les cadavres des junkies et des malades du "Gros Chat" , Franz Keller a quitté la police parisienne pour devenir "vigile solo" . Un métier entre liquidateur et détective privé qui lui permet de donner libre cours à sa nature brutale, mais pas de se loger ailleurs que dans un studio collectif de 9 m² sis dans l'ancien Opéra Bastille, reconverti en HLM.

    Et lorsque Nikita Warlock, bimbo convolée d'un "cadre sup sup" d'une importante transnationale le contacte pour enquêter sur la mort de son mari, Keller ne peut pas s'offrir le luxe de refuser. Pourtant l'affaire ne sent pas bon. L'époux modèle entretenait une passion coupable pour l'exotisme en chambre, et c'est dans l'enclave black du Quartier Bleu qu'il avait pris l'habitude d'emmener le petit au cirque. Devenu un ghetto noir, l'ancien cimetière du Père Lachaise est aussi une zone de non droit qui tire son nom d'un éclairage de ville bleuté, qui le singularise du reste de la Capitale. Une clientèle de routiers libidineux et de cadres blancs viennent toutes les nuits y perdre leurs petites quéquettes dans les ravins moites de professionnelles sur-cambrées à la peau d'ébène. Il semblerait que ça soit au climax de l'une de ces joutes, que Warlock ait décidé de se faire péter la gueule avec une grenade 30 bars. "Suicide" , avaient conclu les kamis – brigade de flics d'élites métis affectés aux zones les plus dangereuses - en rendant à la veuve le doggy bag contenant les restes du défunt. Une version qui ne satisfait pas l'aimante et dévouée moitié, qui, par ailleurs, aimerait bien récupérer "la puce de rapport immédiat" que portait son mari, et que les kamis semblent avoir engourdie.

    "La poubelle est pleine depuis si longtemps, qu'il n'y a plus de place pour nos déchets à nous."

    Cent-vingt pages, c'est court pour refaire Paris. Spécialement quand, derrière, le message politique à délivrer prime. Alors niveau intrigue, François Darnaudet a opté pour les fondamentaux. Un schéma de roman noir survitaminé ultra-classique qu'il ne va pas prendre la peine de déconstruire. On reste sur les basiques. Normal, puisque le décor prend de la place. C'est même lui le principal intérêt de Quartier Bleu.

    En remplissant à la lettre le cahier des charges "politique-fiction", Darnaudet s'inscrit dans la veine de SF contestataire et gaucho des années 70. Vient s'y greffer la verve noire du polar à la Manchette. Pas d'équivoque donc, la cible est clairement identifiée. C'est cette démagogie, ce populisme cynique d'une élite patricienne qui ne sert plus que sa propre cause et n'a d'autres ambitions nationales que celles qui les conduiront sur les plus hautes marches du pouvoir. Et ce Paris de 2044 est le triste bilan comptable de plusieurs décennies de revirements politiques pilotés par les sondages d'opinions favorables, et par la mesquine arithmétique électorale d'une classe de squatters des ors de la République à courte vue et sens du devoir minimum.

    Habilement, François Darnaudet brosse – forcément à gros traits – le portrait d'une société qui a divorcé de sa classe politique, d'administrations minimums qui se partagent entre la gestion de crises et une URSSification de l'exécutif. Il extrapole intelligemment l'ouverture au privé des services publics, égratigne au passage la faillite (volontaire ?) de l'Etat à former ses citoyens, et saupoudre le tout de trouvailles effrayantes, comme ces chômeurs réquisitionnés par le gouvernement pour le compte de sociétés privées en échange de tickets d'alimentation et d'une couverture sociale format timbre-poste.

    Sans tomber dans la caricature, il reste dans l'écriture de genre(s), un peu à la manière de Roland C.Wagner. Bien-sûr de nombreux points ne sont qu'effleurés, restent en suspend ou sont simplement évoqués et laissés en jachère par la suite – comme ce mystérieux "Gros Chat" qui force les autorités aux dernières extrémités prophylactiques. Mais qu'importe au fond, puisque l'essentiel est dit. Quelques mois seulement avant que le jugement des urnes ne nous propose de choisir dans quel pied nous allons devoir nous tirer une balle ; alors qu'on voit le débat sur l'avenir de notre pays se rabaisser au niveau d'un prime de la Star Ac', François Darnaudet distribue les calottes. Il y en a pour tout le monde (bon d'accord... certains sont un peu mieux servis). La violence sous-jacente de Quartier Bleu pourrait être jubilatoire si son propos n'était pas avant tout salutaire en cette fin d'année 2006. Derrière la facilité apparente de la forme, la concentration d'idées à la ligne carrée démontre assez le métier de Darnaudet, et justifie amplement d'investir au moins cette fois dans l'une de ces – toujours un peu chères – novella SF des éditions du Rocher.


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  • La Trilogie de béton

    de J.G Ballard





    medium_vint.jpgParce qu'il est un auteur à multiples facettes, J.G Ballard est réputé difficile. Donc respectable. C'est-à-dire digne d'échapper à l'infâmante estampille science fiction – qu'il n'a pourtant jamais reniée. Voilà ce qui a sans doute motivé cette vilaine réédition dans une collection fourre-tout de chez Denoël : Des Heures Durant. Une voie de dégagement qui abrite des auteurs aussi différents et inclassables qu'Antoine Volodine, Bruno Schultz ou Malcolm Lowry, et à qui on a, soit voulu épargner une étiquette de genre, soit été infoutu d'en trouver une. Photo granuleuse, barrée d'un "ballard" tout en minuscules oranges pour faire mode, et en dessous duquel s'alignent, en mesquines capitales blanches, les titres des romans de la trilogie. Ajoutons-y une quatrième de couv' en ton sur ton de gris tout à fait hideux, et pour terminer, un papier de si piètre qualité qu'il en rend la tenue du bouquin inconfortable et malaisée. Le tout pour 25 euros. La passion pour l'auteur devra donc être la plus forte.


    Et ce n'est pas mon cas.


    Car je ne me suis jamais senti à l'aise avec les romans de Ballard. Il m'intimide un peu je crois. Sans doute un effet collatéral de sa flatteuse réputation d'auteur culte. C'est pourquoi, la préface de la présente édition, signée par Xavier Mauméjean, rassure-t-elle un peu. Du coup on se retrouve en terrain familier. Il y rappelle que Ballard s'est toujours un peu considéré comme une pythie. Inlassable observateur de ses contemporains, et de la manière dont ce monde mutant influe sur leurs comportements. La Trilogie de béton est un cliché de la société moderne, prit sous trois angles différents.

    Avec Crash c'est le rapport de l'homme et la machine qui intéresse Ballard, et qu'il décide de mettre en scène sous l'insolite forme d'un roman pornographique. Après un accident de la route qui a coûté la vie d'un homme, un producteur de télévision fait la connaissance de Vaughan, un ancien informaticien, devenu réalisateur. Plusieurs années auparavant, il a lui-même été victime d'un grave accident de moto qui a réveillé en lui une sexualité morbide, toute entière centrée sur les morts et les blessés de la route. Fasciné par Vaughan, le héros – qui s'appelle lui-aussi James Ballard – va se laisser entraîner dans une spirale névrotique qui ne peut aboutir, il le sait, qu'à une fin funeste.

    Des trois romans de la trilogie, Crash est indéniablement le plus ambitieux et le plus réussi. Tout d'abord par la lascivité clinique de son style, maîtrisé de bout en bout. C'est aussi le plus ouvertement SF. D'une part dans le rapport qu'entretiennent les personnages avec la violence. Fortement érotisée, omniprésente, elle symbolise la distanciation de l'homme par rapport à ses sentiments. La perte de sa compassion, et quelque part, de son humanité.

    SF aussi parce qu'il se propose de consommer une union contre-nature entre hommes et machines. Une union toujours destructrice, où les pénétrations sont des perforations, les étreintes des écrasements et les orgasmes des explosions. Partant du simple constat de cette folie quotidienne qui consiste à se lancer à 100 km/h sur des langues de béton, avec pour simple protection l'habitacle tout entier contondant d'un véhicule, Ballard extrapole une topographie dérangeante de fantasmes malsains.

    C'est aussi la route qui sert de prémisses à L'Île de béton. Alors qu'il rentrait chez lui, la Jaguar de Robert Maitland – architecte en vue – quitte l'autoroute et dévale le remblai jusqu'au fond d'un terrain vague couvert de hautes herbes, que délimitent les trois portions d'un échangeur. Blessé, coincé dans cette île triangulaire, incapable d'escalader les talus, il va devoir survivre là plusieurs jours durant, avant de découvrir qu'il n'est pas le seul habitant des lieux.

    Intéressant dans la thématique, mais moins dominé que Crash dans l'écriture, L'île de béton poursuit la métaphore sexuelle, mais de manière plus symbolique que pornographique. Comme la littérature de Ballard est avant tout cérébrale, il ne fait aucun doute que dans son esprit, le long triangle de cette île herbue est d'abord un pubis que Maitland va devoir conquérir, puis un vagin qu'il pénétrera, lorsqu'il en découvrira les habitants souterrains, et enfin une matrice dont il devra renaître. Ballard est un grand admirateur de Dali et l'imagerie du peintre catalan se retrouve dans la géographie de ce bout de terrain oublié par le monde en marche. En l'arpentant Maitland y découvre les vestiges de vies enterrées qui témoignent du passé du lieu. Mais c'est du sien dont il va devoir apprendre à faire le deuil. Précipité hors du temps par le modernisme, il va devoir laisser mourir l'homme civilisé, pour apprendre à survivre aujourd'hui, mais aussi demain. Un message étrangement flou, brouillé encore par l'apparition de Proctor et Jane, les deux autres occupants de "l'île". Commencé comme une introspection dangereuse, L'Île de béton évolue vers un vaudeville détraqué, où le traditionnel triangle amoureux se redistribue dans une exploitation de l'un par l'autre. Finalement, le bourgeois reste le dictateur ordinaire, alors que les pauvres abdiquent facilement leur libre arbitre. Etrangement frustrant.

    I.G.H – pour Immeuble de Grande Hauteur – clôt cette trilogie, et est certainement le plus faible des trois romans. Les milles habitants d'une immense tour de quarante étages - projet grandiose du modernisme conquérant – vont peu à peu sombrer dans la folie barbare, et les différents niveaux de l'immeuble vont se transformer en théâtre d'une guerre de classes confidentielle, mais d'une rare violence.


    En choisissant de s'ancrer plus fortement dans le réel que pour ses deux premiers opus, Ballard fragilise son propos, au point même de frôler de justesse l'invalidation. Bien que se donnant un vernis de crédibilité sociologique, il choisit de ne pas décrire d'incident déclencheur franc pour initier cette dérive sauvage. Et voulant ainsi plaider la cause du naturel, il entre presque dans le surnaturel. Alors qu'on sent que tout son effort se porte sur la démonstration que cette bestialité est inhérente à la nature humaine, il ne parvient qu'à personnifier sa tour, au point presque d'en faire une entité qui distillerait chez ses occupants les germes de la folie. Un grand écart malencontreux, qui laisse le lecteur perplexe. D'autant plus perplexe que sa "prophétie" s'est largement invalidée depuis. On sait maintenant que c'est moins la vie dans des cages à poules que la ghettoïsation des grands ensembles qui est source d'aliénation.


    A bien des égards La Trilogie de béton est une œuvre importante dans la carrière de Ballard, parce que c'est sa première tentative aboutie d'une science fiction tournée vers l'humain. Cette SF qu'il appelait de ses vœux dès 1962 dans les colonnes de New Worlds, et qu'il s'est finalement résolu à écrire lui-même, comme il l'avait promis. Il n'appartient, évidemment pas, à ce genre de chronique de dire de tels romans s'ils sont bons, ou pas. Mais elle se doit en revanche de mesurer le temps écoulé depuis leurs parutions. Et force est de constater que ces visions d'un futur gris béton se sont teintées depuis d'une esthétique de pattes d'eph' en tergal et de sous-pulls en acrylique.

    Alors qu'il ne professe pas une misanthropie à tout crin, il est pourtant évident que Ballard n'a pas de ses semblables une vision bien reluisante. L'homme est, non pas mauvais, mais un animal grégaire, dénaturé par ses rapports à la modernité. Son repli sur le matérialisme a désintégré les fondements de sa sociabilité, à savoir sa capacité de compassion, de solidarité et d'amour. Mais la démonstration manque de force parce qu'il généralise en partant de cette petite bourgeoisie sur-éduquée qu'il connaît bien, puisqu'il en fait partie. Son monde tout entier semble fait de riches médecins, d'écrivains, de producteurs de télévision, de professions libérales, bref d'autant d'acteurs minimaux de la réalité sociale.


    Il semble n'avoir qu'une très vague idée de ce qu'est vraiment la rue et ce prolétariat qu'il tente d'inclure dans son univers, mais dont il fait l'économie d'une véritable approche. De ce fait, ce que lui voit comme étrangement prophétique peut aussi nous apparaître comme parfaitement solipsiste.

    Tout comme Priest, Ballard produit une littérature de l'ennui. Une approche de l'écriture qui réclame une adhésion sans faille de la part de ses lecteurs. Mais là où le premier décrit le rien avec une passion froide, le second le fait en vidant sa prose de tout affect. Il choisi de rester glacialement clinique sur l'observation des représentants d'une classe moyenne à la rencontre desquels, étant l'un d'eux, il n'a même pas à partir. Alors soit on se satisfait de cette conquête a minima des possibilités littéraires, soit on n'y voit qu'un exercice auto complaisant et finalement très petit bourgeois.

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  • Les Utopies posthumaines

    de Rémi Sussan


     



    Habituellement, notre regard de lecteur de science fiction tend plutôt à nous conforter dans l'idée que nous sommes des observateurs plutôt plus avisés que la moyenne des vicissitudes de notre époque. Au point de parfois en venir à alimenter chez nous, comme un léger complexe de supériorité. Mais si, mais si...



    En quelques deux cent soixante dix pages, Rémi Sussan va faire voler en éclats nos petites vanités, et nous remettre à niveau. Journaliste spécialisé, observateur de la cyberculture depuis presque ses débuts et spécialiste de la contre-culture, il nous livre ici un compendium tout à fait indispensable. Presque un remède au vertige de notre temps.



    Avec quatre parties distinctes consacrées respectivement aux Racines [de la contre-culture], à la contre-culture elle-même, à la cyberculture et enfin, complétant son axe des c.c, à la culture du chaos, Rémi Sussan retrace de manière claire et tout à fait fascinante, un demi siècle de pensée underground.



    Underground mais aussi alternative, car il n'hésite pas à placer au cœur de son paysage de nombreuses cultures populaires, parmi lesquelles la littérature de science fiction et le comics. Il est vrai que les figures tutélaires de ce panthéon contre-culturel sont tous de joyeux iconoclastes, parmi lesquels on retrouve des noms qui ne nous sont pas inconnus. Ainsi Alfred Korzybski, sont la sémantique générale inspira Van Vogt pour son Monde des Ā, ou bien encore Timothy Leary, le gourou psychédélique aux multiples incarnations, dont celle, certains le découvriront peut-être, de pythie de la cybernétique. On y croise aussi William Gibson, Bruce Sterling, Rudy Rucker, Vernor Vinge mais aussi Alan Moore, Aleister Crowley et même Robert Heinlein. Mais à leurs côtés, ce sont d'autres intellectuels, souvent brillants, parfois un peu borlderline mais tous rigoureusement originaux, qui pavent la route vers la posthumanité.



    Avec une clarté de style, une concision de propos et une rigueur documentaire tout à fait remarquables, Rémi Sussan part du concept que le monde, notre monde est devenu mutant, et que les vieux paradigmes servant à le définir tombent peu à peu dans l'obsolescence. Sans complaisance exagérée, mais avec un intérêt réel qui transparaît à chaque page, il nous familiarise avec les pensées radicalement autres d'analystes venus de la marge. Des préceptes de la métaprogrammation de McKenna, aux chaoticiens lovecraftiens du Ccru, en passant par les dômes de Fuller, les expériences d'isolation sensorielles de John Lilly, la cryogénie ou la mémétique et les média virus, Sussan dresse une cartographie précise de ces nouvelles sciences, qui pour certaines redéfinissent jusqu'à l'idée même d'analyse scientifique. Autant de techniques et surtout de pensées de pointe qui fournissent matière et réflexions à bon nombres des auteurs que nous lisons tous les jours. Des auteurs, eux aussi, de la marge.



    Mais une marge qui en cinquante ans de combat a perdu sa consistance pour essaimer dans la culture mainstream. Ce qui amène Rémi Sussan à ce constat surprenant que la contre-culture est morte... parce qu'elle à gagné.



    Si c'est vrai, Les Utopies posthumaines n'est pas qu'un simple viatique pour une réflexion future, mais peut-être un guide de survie pour le monde d'aujourd'hui ? Quoiqu'il en soit, c'est un essai brillant et fondamental. La pièce centrale d'un puzzle dont vous détenez déjà la plupart des pièces, puisque vous vivez dedans.


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  • Vint

    Le roman noir des drogues en Ukraine

    de Thierry Marignac


     



    Traducteur - entre autres - de Benderson, d'Elmore Leonard ou de Jim Thompson, et par ailleurs grand connaisseur de la culture et de la langue russe (qu'il traduit aussi) Thierry Marignac est avant tout un écrivain. Un écrivain qui, comme il le dit lui-même, n'essaie pas "changer le monde", mais qui en tout état de cause, sait en faire état avec une lucidité sans illusion et une crudité de regard qui marque indélébilement son écriture.



    Pour Vint, le romancier s'est discrètement effacé derrière l'observateur du réel. Il lui a laissé les pages de cet incroyable carnet de voyage auprès des militants de la réduction des risques ukrainiens. Une mission d'exploration qui nous emmène au bord du gouffre moderne, vers l'abîme de nos sociétés qui s'ouvre aux confins du système.



    Le vint est un dérivé artisanal d'éphédrine, dont les effets sont similaires à ceux de la métamphétamine. Facile à fabriquer, assez bon marché, cette saloperie est très rapidement devenu la drogue de prédilection dans toute une partie des anciens pays du bloc soviétique. L'économie, ravagée par une dérégulation sauvage du marché, y a abandonné sur le bord de la route nombre de laissés pour comptes trop désabusés pour ne pas chercher refuge dans les drogues, et généralement trop pauvres pour s'offrir les paradis chimiques en vogue en occident. Car toute entière elle est là, la ligne de fracture que Marignac s'échine à décrire dans son livre. Son incursion glaciale dans les rues de Kiev, Yalta ou d'Odessa dissipe cruellement l'illusion pan-européenne, par ailleurs savamment entretenue par la classe politique. L'Ukraine n'est pas l'occident. Pays slave pour partie composite et à la situation politique délicate, partagé entre majorité ukrainienne en verve de nationalisme et communauté russophone paranoïaque, c'est aussi, comme c'est le cas pour beaucoup d'anciennes républiques soviétiques, un no man's land ultra-libéral qui fait fleurir des fortunes express sur une montagne d'ordures et de misère. C'est là un terreau idéal pour toute une drug culture qui devient la zone d'accrétion de vies brisées et de destins en flammes. C'est à leur rencontre qu'est parti Thierry Marignac pendant l'hiver 2004, en pleine Révolution Orange.



    Tous d'anciens toxicos aux parcours erratiques, les militants de la Réduction des Risques, oeuvrent inlassablement pour tenter, non pas d'endiguer les fléau des drogues (c'est déjà trop tard), mais pour enrayer les épidémies de sida ou d'hépatite, pour raccrocher leurs clients à un semblant de sociabilité minimum, et pour aider ceux qui le veulent à s'en sortir. Venu avec sa connaissance de la société russe et ses propres démons, toujours tapis dans l'ombre, Marignac va partager leur quotidien pendant plusieurs mois. Un retour sur lui-même qui coïncide avec ce carnet de route sans concession, mais aussi sans misérabilisme. L'Ukraine qu'il nous décrit est bien loin du miracle libéral. Il nous montre avec réalisme le prix à payer pour y accéder, et témoigne des résultantes de ce qu'on pourrait facilement interpréter comme un malentendu de l'histoire. Voire même, une série de malentendus, dont les hommes et les femmes qui peuplent ces pages sont les enfants. Lorsqu'il nous les dépeint, Thierry Marignac se refuse à en faire des saints. Car il reconnaît en eux les affres que lui-même a connu jadis, et il sait trop quelle est leur vie. En conséquence, le regard qu'il porte sur eux est d'une profonde humanité, et n'exclu ni l'humour, ni la complicité.



    Au final, cette fantastique galerie de portraits sur fond de chaos social, est d'une vivacité et d'une vitalité rare. Trop rare en fait. L'écriture de Thierry Marignac lui ressemble : droite, sincère et pugnace, avec ses failles qui affleurent, et qui la rendent tout aussi attachante que passionnante. Vint n'enjolive pas, ne s'autorise aucune facilité, mais se dévore comme un roman. Un roman du réel qui nous sort salutairement de notre petite bulle où, depuis longtemps déjà, la vie est bien moins vraie que nature.



     



    Inédit



     



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