• PMD 660 vs. ma pomme...

    ... ou comment la machine à essayé de faire taire Maurice G. Dantec


    Oubliez les dictaphones pourris qui recrachent leur gadoue sonore. Oubliez les DAT qui vrillent bandes et tympans de leur crissement numérique. Oubliez les minidiscs-jouets, et leur mécanique si délicate que la manipulation en est réservée aux seuls doigts des enfants qui les ont assemblés quelque part au fin fond de la Chine, dans une usine-dortoir qui ferait baver d'envie Phil Knight.


    Bienvenue dans l'ère de l'enregistreur numérique à mémoire flash ! Voici Marantz PMD 660. 700 grammes, 4 heures d'autonomie, entrée XLR blindée, enregistrement en .mp3 ou .wav, une heure et demie d'espace mémoire en linéaire, fréquence d'échantillonnage 44.1 ou 48 kHz, rapport signal bruit en entrée micro 60dB et sortie USB 2 pour transfert instantanée en Direct To Disk. Un must. Et en ce qui me concerne, un must équipé d'un micro Shure SM 58. Un classique indémodable. Polyvalent, virtuellement indestructible, fidèle dans sa courbe de réponse (bien qu'un peu mat dans les médiums), mais capable d'encaisser des amplitudes de sons de l'ordre d'un coup de feu, et ce, sans sourciller. C'était là l'équipement d'un chasseur de sons professionnel.

    Y'avait intérêt ! Deux heures plus tard j'interviewais Maurice G.Dantec dans les bureaux d'Albin Michel.

    Le premier contact entre PMD 660 et moi, c'est, je dois le dire, plutôt bien passé. L'animal ne semblait pas retors.

    Prise en main facile. L'essai micro était parfait, le contrôle des volumes OK, et l'engin paré, c'est à dire avec des batteries chargées à bloc et une carte mémoire entièrement vide.

    14h45 pétante - avec un quart d'heure d'avance - j'arrive chez Albin Michel. C'est mignon tout plein chez eux. Bâtiment des années 20, subtilement redécoré zen, standardistes standards à l'accueil où l'on m'indique où m'asseoir pour patienter. Les fauteuils m'avalent, mais je reste vigilant, l'oeil discrètement fixé sur la porte d'entrée. En embuscade. C'est fou le nombre de gens qui peuvent rentrer chez un éditeur en un quart d'heure. Il faut dire que c'est l'heure à laquelle ils reviennent tous de déjeuner. Eh ouais... à 15h. Bien fait pour votre gueule. Au lieu d'être bons maths et de finir par travailler derrière vos stations Sun pour des négriers du code, fallait être meilleur en français.

    On m'avise du retard de "Maurice", qui est repassé à son hôtel. J'en profite pour fourbir PMD 660. Je sors le micro de sa housse et je le branche, prêt à l'action. Ready to shoot, pour ainsi dire. Je sors aussi le petit casque de walkman merdique que je me suis acheté en chemin, histoire d'avoir une écoute de contrôle pendant l'enregistrement. Je suis prêt. Putain, j'ai même jamais été aussi prêt de ma vie l'interview je peux même la faire là maintenant tout de suite si je veux. Je peux dégainer dans la seconde !

    15h30, cette fois pas de doute, c'est bien le snipper métacodal en personne qui passe le seuil de chez Albin Michel (oui, bon... OK, j'en suis pas plus fier pour autant de celui-là). Cuir noir, chemise euh... bizarre et cravate noire. Il porte des lunettes... et bien noires, mais vu que c'est bien un petit splif éteint, là, entre ses doigts, j'imagine qu'en dessous ses yeux doivent être passablement rouges.

    On se sert la louche, il me remet vaguement, et je lui rappelle que l'année passée je lui avait refilé en douce une copie d'un pirate d'un import italien du I'm The Walrus des Beatles. Sa chanson fétiche. "Ah oui, effectivement... excellente version d'ailleurs !". Nous voilà en route vers la "grande salle de réunion". On me propose un café, et Maurice G.Dantec demande un Coca qu'il ne touchera pas. A peine assis, il prend l'initiative et allume la clim'. Bonne idée.

    La première question que j'ai prévue c'est : "Comment allez-vous ?". Elle est banale, mais j'ai aussi prévu d'en convenir dans mon énoncé, donc le temps d'installer PMD 660 je meuble en essayant d'éviter de lui demander comment ça va. On parle tournée promo. Il est content. Ça se passe, quoi... Grosso modo il préfèrerait être chez lui, mais les à-côtés (hôtel 4 étoiles, éditeur aux petits soins, etc...) compensent. Moi, je fais un peu semblant d'écouter parce que PMD 660 a décidé de mordre la main qui le nourrit. C'est à dire la mienne.

    Sur son mesquin petit écran, il m'indique que la batterie est presque vide, et que la carte mémoire est pleine. Heureusement, j'ai avec moi l'alim' secteur, que je mets en oeuvre immédiatement. Un petit manège qui n'échappe pas Maurice G.Dantec. Je commence à la jouer professionnel détendu. "Ah ! J'ai un petit souci technique, évidemment. Vous savez ce que c'est ? C'est toujours pareil avec ces machines... elles vous plantent quand vous en avez besoin.". Evidemment qu'il sait, pauvre imbécile que je suis, c'est même le sujet de son roman. Je fais le malin, mais je suis tout de même obligé de passer deux coups de fil pour qu'on m'explique comment effacer cette putain de carte mémoire. Je me couvre de ridicule avec la sérénité paniquée de rigueur, mais qu'importe. A mille lieues du guérillero paranoïaque des plateaux de télé, Maurice G.Dantec est d'un calme olympien. Il est même assez avisé pour ne pas se risquer à me donner de conseils techniques, ce qui est - et de loin - le truc le plus humiliant dans ce genre de situation.

    Quelques embarrassantes minutes plus tard, on n'y est, enfin. Ça tourne !

    Lentement, l'interview prend presque la tournure d'une conversation. On échange. C'est bon signe. Du coin de l'oeil je surveille PMD 660. Pas question que ce petit enculé me refasse un sale coup. L'idée m'effleure, alors que nous parlons de l'homme démachinisé qui se désécrit dans une longue suite binaire, que c'est précisément une suite comme celle-ci qui est en train de s'inscrire dans la mémoire flash de PMD 660. Des uns et des zéros, qui capturent et conservent par-devers eux le Verbe envolé de l'auteur. PMD 660 retranscrit Dantec. Ou du moins une part de lui même. Je trouve l'effet miroir assez fascinant. C'est le langage-machine à l'état pur. Celui-là même dont Grande Jonction nous parle. Et tout à l'heure, je vais rentrer chez moi, brancher un cordon et transférer ces minutes échangées sur une autre machine, où je pourrais les retraduire, dans un autre code qui - lui - vous sera lisible. C'est vrai. Nous sommes peut-être déjà dans la méta-machine. J'en ai des frissons dans le dos. A moins que ça ne soit la clim' qui me tombe dans le cou. Et comme le frisson se prolonge bien au-delà de ce que l'illumination de la pure compréhension métaphysique n'en provoque d'ordinaire chez moi, je suis bien obligé de me dire que cette solution est la bonne.

    Lorsqu'arrive presque l'heure de nous quitter, nous sommes en train de parler fandom, et Maurice (puisque dans le feu roulant de l'argumentation il en est venu au "tu", autant s'appeler par nos prénoms maintenant), Maurice donc me dit qu'il ne comprend pas bien pourquoi le petit landernau de la SF le snobe tant. "Certes, me dit-il, Villa Vortex ou Les Racines du mal sont un peu trop périphériques au genre, mais Cosmos Inc. et plus encore Grande Jonction, sont indéniablement de la science fiction". Or chaque fois qu'il tombe sur une chronique dans la presse spécialisée, il est frappé de voir à quel point on lui fait mauvais accueil. On l'accuse de s'être exilé dans un paradis fiscal ("ceux qui disent ça n'ont jamais mis les pieds au Québec" ajoute-t-il en rigolant), mais on ne parle jamais de son oeuvre. Ou en tout cas, rarement de manière pertinente. Moi, j'en suis rendu à me pelotonner discrètement sur mon coin de table pour me réchauffer. C'est idiot, mais je n'ai pas osé lui demander de remonter la clim'. J'ai froid, mais la question mérite pourtant qu'on s'y attarde.

    Au-delà des histoires de chapelles pour puristes, n'a-t-il pas raison ? Maurice n'a jamais renié ses inspirations SF. On l'accuse souvent de piquer tout à tout le monde, mais je suis convaincu qu'il n'en est rien. Certain que le bonhomme est trop sincère dans sa démarche pour se livrer à ce genre d'enfantillages. Il lui arrive parfois de réinventer la roue en cours de route, mais quel auteur ne le fait pas ? Alors c'est quoi le problème ? Il fait une SF de droite ? Mmoui, bon... Barjavel en son temps en a fait une lui aussi, et autrement plus nauséabonde si vous voulez mon avis. Il est chrétien ? Bon, d'accord, mais prenez Orson Scott Card. Il est mormon, et sa foi imprègne la moindre de ses lignes sans qu'on songe pour autant à lui refuser notre considération distinguée. Ah, Dantec, est un peu arrogant ? Oui. Ce n'est pas faux. Mais comparé à Harlan Ellison, il frôle l'autisme. Il choisi mal ses amis ? Si on veut... mais pas plus que Van Vogt. Alors il est où le problème ? On le dit cryptique, mais il ne l'est pas autant que Ballard, verbeux, mais il l'est bien moins que Gibson, recycleur, tout comme bien d'autres avant lui. Est-ce qu'au final on ne lui reprocherait pas d'avoir une véritable ambition littéraire ? C'est étrange dans ce cas, parce que la manière dont il vient de me décrire son rapport à l'écriture me semble au contraire pleine d'humilité : "...je reste persuadé qu'un roman ça ne correspond pas exactement à l'auteur. Grande Jonction ou Les Racines du mal, je serais incapable de dire d'où c'est sorti. Mes histoires j'attends qu'elles arrivent. Comme un tsunami. J'attends que la plage soit vide et je regarde arriver la vague." Le refrain est familier, mais pas affecté. D'autres auteurs - la plupart en fait - travaillent dans la Révélation. Alors quoi ? Il écrit mal ? On n'a pas la place d'argumenter ici, mais non, Maurice G.Dantec n'écrit pas mal. Et si on lui reprochait tout simplement sa vision d'un monde à venir ? Mauvais procès. Il n'est pas le seul à jouer les Cassandre, et si la perspective de vivre dans Grande Jonction ne m'allèche guère, celle de vivre dans La Schismatrice de Sterling non plus.

    Je persiste donc à ne pas comprendre, et à voir en Maurice G.Dantec un excellent auteur. J'assume. En discutant avec un autre de ses lecteurs assidus j'en étais arrivé à me dire qu'entre deux bouquins il tendait à m'agacer, mais que dès qu'il était au coeur de son métier - le roman - il me refascinait à chaque fois. C'est ça aussi finalement, avoir du talent.

    Je pense à tout ça alors que Maurice s'éclipse, le temps qu'on lui présente un confrère de passage. Je profite de son absence pour remonter discrètement la clim' de 19 à 24 degrés. Mais c'est trop tard. Le mal est fait. Il revient, et on se quitte, plutôt content de cette interview, sur une nouvelle poignée de main.

    Dans le métro, je commence à ressentir les premiers effets du rhume que le froid polaire artificiel va m'occasionner. Nouvelle tentative de la machine de m'abattre ?

    De retour à la maison, je branche PMD 660 à mon PC et entame la procédure de transfert. S'affiche alors un vague message d'erreur. Le fichier est endommagé. Peste ! Fuck, comme on dit chez Maurice ! La machine ne veut pas désécrire ce qu'elle volé/échangé à l'homme. La machine veut faire taire Maurice G.Dantec. Mais PMD 660, tu ne gagneras pas. Six unités - six chiffres - te séparent du nombre de la Bête, tu n'es donc qu'une approximation. Tu ne peux pas gagner !

    Ce sera le lendemain, au boulot, la gorge en feu et la goutte au nez, que la dernière bataille de bibi vs PMD 660 s'achèvera par un K.O machinique total. Trahi par une de ses semblables (un PC en bout de course à la logique sans doute rendue assez floue pour ne pas remarquer le hiatus binaire qui interdisait le transfert de données), PMD-660-La-Machine rendra les armes et le fichier perdu, le temps que je le grave en audio. En musique pour ainsi dire. Cette musique électrique, salvatrice, qui inonde toutes les pages de Grande Jonction. Cette fois encore, j'ai arraché un sursis à la machine. Elle n'a pas gagné, et l'homme est encore le maître.

    Mais pour combien de temps encore ?



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  • Commentaires

    1
    Vendredi 3 Novembre 2006 à 21:19
    mince
    Juste quand je m'interressais au Dantec, j'esperais içi, une analyse aussi instructive que celle sur van Vogt. Merçi pour ce blog passionnant en tout cas.
    2
    Colin Laney
    Mardi 23 Janvier 2007 à 22:41
    Non interview
    J'aime bien ce genre de texte à propos d'une non interview d'un non génie de la literature SF. C'est du très grand Gonzo journalism mon cher Bonzo !
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