• Un portrait de William Gibson

    Il fût un temps où le futur était encore candide.

    Après sa rude journée de labeur à surveiller des robots rutilants qui construisaient des voitures qui se conduisent toutes seules, Monsieur serait rentré retrouver Madame qui aurait, elle, eût tout loisir de se faire belle, pendant que sa cuisine domotique préparait un délicieux repas. Le retour au foyer du chef de famille aurait sonné pour les enfants l'heure de la fin des cours. Ils auraient éteints leur prof électronique, et seraient descendus embrasser leur père. La famille, enfin rassemblée autour du mur écran de télévision, aurait enfin pu se détendre, en regardant une émission de variété, à moins qu'ils aient tous décidés d'aller, après dîner, voir le dernier holo à la mode au ciné 3D du coin.

    C'est ce genre de futur auquel William Ford Gibson, né le mercredi 17 mars 1948 en Caroline du Sud, aurait pu croire.

    Mais ça ne s'est pas passé ainsi.

    Fils unique, son père est ingénieur dans le BTP, et se retrouve très vite dans le Tennessee, où sa société l'envoie travailler à la construction des laboratoires de Oak Ridge, d'où seront assemblés les différents éléments de la première bombe atomique.

    De cette époque, William Gibson garde le souvenir d'un futur pas si éloigné de ça de l'idée qu'il pouvait s'en faire. Un futur plein de jouets venus de l'espace, où les voitures ressemblent à des croiseurs klingons, et les frigos à des coffres-forts intergalactiques.

    Une bouchée mal avalée dans un restoroute du Sud profond va tout changer pour lui. Alors qu'il est en voyage d'affaire, son père meurt étouffé. William Gibson a alors 6 ans, et sa mère décide de quitter Oak Ridge pour revenir dans sa famille en Virginie. La réalité de ce Sud là, est bien différente, et le petit garçon qu'il est, vit ce retour aux sources contraint et forcé comme un retour dans le passé.

    Un peu perdu dans cet Etat arriéré, où on a le progrès sélectif, il se réfugie dans un monde de livres, dévorant tous les romans de science-fiction qu'il peut trouver, et développant ce qu'il appelle une personnalité "lovecraftienne". Sa mère, qui surmonte difficilement son veuvage, l'élève seul, et décide pour ses 15 ans, de le placer dans un pensionnat privé en Arizona, à un bon millier de kilomètres de chez lui.

    C'est bien évidemment un nouveau traumatisme pour lui, qu'il surmonte une fois encore en se jetant dans la lecture. Croyant avoir affaire à de nouveaux auteurs de SF, il tombe par accident sur les écrivains de la beat generation. La découverte de Burroughs, Kerouac ou Ginsberg, marque son entrée dans l'adolescence. Alors qu'il se réinvente une nouvelle fois, c'est de son âge, il oublie son personnage d'érudit reclus et s'essaie à un semblant de contre-culture. Il devient donc "aussi hippie qu'on peut l'être dans un Etat comme l'Arizona", c'est-à-dire pas beaucoup.

    Il a 18 ans, lorsque sa mère meurt soudainement. En dépit du fait qu'il ne la voyait guère, c'est pour lui la matérialisation brutale de l'une de ses pires angoisses. Désormais orphelin, il est livré à lui-même, et quitte l'école sans se donner la peine de passer ses examens. Nous sommes en 1966, et le Summer Of Love point à l'horizon. Il tente de se convaincre que c'est pour lui une nouvelle vie qui commence, mais sans grande conviction. Il gagne alors sa pitance avec divers petits boulots, et en chinant dans les vieux débarras de campagne pour revendre plus tard ses trouvailles à des citadins en quête d'authenticité rurale. En 66, d'autres jeunes meurent dans la jungle du Viet-Nam, et pour échapper à la conscription, il s'enfuit au Canada, même s'il est douteux que l'armée ait simplement songé à l'incorporer. Après y avoir rencontré sa femme, voyagé un temps en Europe, il termine mollement ses études, ce qui nous amène aux alentours de 1977.

    1977, année de naissance officielle du punk, même si l'émergence du genre remonte en fait à quelques années déjà. L'écoute des premiers albums des Ramones, des Sex Pistols ou du Clash, lui occasionne un choc. A la même époque, il redécouvre sa vieille passion pour la science fiction. Tout est désormais en place pour que se produise le déclic, et le peu d'enthousiasme qui semble l'animer à l'idée de se lancer dans la vie active, achève de le décider. Il sera écrivain.

    Il y a certes pas mal de choses à dire sur le monde en cette fin de décennie où se sont irrémédiablement fanées les fleurs des enfants de l'amour, où la logique politique s'est essoufflée, et où ceux qui se sont réfugiés dans la violence n'ont pas été capables de mettre à bas la vieille bête capitaliste. Bien au contraire, il semblerait même que la « Grosse Machine » ait gagné la partie, absorbant, digérant, et recrachant sous forme de conformisme bon teint et d'espèces sonnantes les formes les plus abouties de la contre-culture des sixties.

    Gibson pense que "tout roman de science fiction parle en fait de l'époque où il est écrit". Un point de vue pertinent qu'il n'est pas le seul à partager. Les premières nouvelles qu'il place, le rapprochent d'autres auteurs qui semblent porter sur le monde le même regard chargé de reproches et de désillusion. Eux aussi s'élèvent contre l'injustice sociale, l'emprise de l'argent, et eux aussi se défient des valeurs mercantiles qui dictent leurs lois jusque dans les domaines les plus incongrus, la SF par exemple.

    Un "Mouvement" informel se crée, principalement autour de la personnalité revendicative d'un jeune diplômé en journalisme texan, qui vient de signer son premier roman La Baleine des Sables : Bruce Sterling.

    Dans Cheap Truth, le journal photocopié qu'il diffuse gratuitement, Sterling, qui signe ses articles sous le pseudo de Vincent Omniveritas, brocarde férocement la SF inféodée au big bizness. Il est bientôt rejoint dans les colonnes de son opuscule, par Sue Denim, Candace Berragus, Todd Refinery, Sheri La Fuerta, Hunilla de Cholo ou Phaedrus, autant de pseudos saugrenus, destiné à éviter les manifestations d'ego, et derrière lesquels se cachent des auteurs comme Lewis Shiner, Rudy Rucker, Pat Cadigan, Walter Jon Williams, Greg Bear ou bien encore William Gibson.

    Cette bande de sales gamins n'a pas d'autre nom que "le Mouvement". En revanche, leur grande gueule, leur culot et leur mauvaise foi font qu'on les remarque. Et bien évidemment on cherche à les ranger dans une case plus aisément repérable. Après qu'on ait essayé d'en faire des "Techno-marginaux", qu'on ait espéré leur coller sur le dos l'invention de la "New Wave of the Eighties", et qu'on ait voulu faire de leur littérature la "Radical SF", ce sera finalement le rédacteur en chef d'Asimov SF Magazine, qui décrochera la timbale avec le "Cyberpunk", collage de mots astucieux qu'il a trouvé dans une nouvelle de Bruce Bethke.

    Ce ne sera qu'en 1984, après que Gibson ait publié son premier roman, que l'assimilation se fera. Coup d'essai, coup de maître, puisque Neuromancien remporte l'année de sa sortie, le Hugo, le Nebula, et le Philip K. Dick Award. Outre un univers sombre, urbain et hi-tech, il invente dans Neuromancien le concept de "cyberspace". Ce qu'il n'envisage alors que comme un continuum d'informations charriées par le réseau connectant entre eux tous les ordinateurs de la planète, ne va pas tarder à prendre véritablement corps, dans une version toutefois plus démocratique : internet.

    Vingt ans après, le concept nous semble d'une banalité désolante, mais à l'époque, il est remarquablement aventureux. Et voilà, dès son acte de naissance officialisé, que se profilent les limites d'un genre, destiné à être rattrapé par le quotidien. Gibson en est tout à fait conscient.

    Neuromancien est un best-seller et il devient pour tout le monde "l'inventeur du Cyberpunk". Premier de la bande de Cheap Truth à remporter un tel succès, il doit faire avec ce nouveau status quelque peu usurpé, et le danger de devenir ce qu'il a toujours refusé d'être, un "gourou littéraire".

    Sa science fiction est, il est vrai, très en phase avec l'époque. Le début des années 80 est une sorte de pendant cauchemardesque de ce futur multicolore des années 50. Plus de formes douces pour un progrès rassurant, mais un Hi-Tech hostile, incompréhensible et invasif, mais qui devient rapidement indispensable. Le futur soudain, devient une nouvelle servitude qui promet des lendemains douloureux.

    Un possible avenir que Gibson continue d'explorer en 1986 dans Comte Zéro, le deuxième volet de sa Sprawl trilogy (en France les trois romans n'ont pas été ainsi rassemblés). On y retrouve les mêmes milieux interlopes de hackers, trafiquants, junkies et laissés pour compte. Il y développe aussi une vision détournée de la science et du progrès, car, dit-il "la rue trouve toujours ses propres utilisations au progrès".

    C'est aussi en 1986 que sort Gravé sur chrome, un recueil regroupant plusieurs de ces nouvelles publiées à ces débuts, et entre l'écriture de ses deux premiers romans. Ainsi Le continuum Gernsback, qui sera reprise deux ans plus tard par Bruce Sterling en ouverture de l'anthologie manifeste du Cyberpunk, Mozart en verre miroirs, et qui sera adaptée pour la télé en 93. D'ailleurs plusieurs nouvelles de Gravé sur chrome, connaîtront des destins insolites. Ainsi le texte éponyme sera porté au théâtre par Gibson lui-même en 1998, Hinterland servira de base à une série de comics, New Rose Hotel et Johnny Mnemonic seront quant à elles adaptées au cinéma, la première en 98 par Abel Ferrara, et la seconde par William Gibson lui-même en 1995, la réalisation en étant confiée à Robert Longo, un faiseur sans grand génie. Gibson gardera au final de l'expérience, un souvenir mitigé.

    Comme le rythme d'un roman tous les deux ans est pris, c'est en 88 que sort Mona Lisa s'éclate, le dernier tome de la Sprawl Trilogy. Il y reprend les personnages de Comte Zéro, mais la veine s'essouffle. A l'heure où sort aussi Mozart en verres miroirs, qui officialise aux yeux du monde la vague cyberpunk, il est clair qu'il est temps désormais pour Gibson de passer à autre chose.

    Pour beaucoup il reste le porte-étendard du genre. Ainsi, en janvier 1990 les centraux téléphoniques en charge des appels longue distance sur tout les Etats-Unis crashent les uns après les autres en seulement quelques heures. Il s'avèrera bien plus tard que le problème venait d'un bug du programme de gestion de l'opérateur, mais l'incident fait suite à toute une série de piratages spectaculaires, opérés par de jeunes génies de l'informatique que la vision romantique du hacker tel qu'il est décrit par Gibson a inspiré. Tout au long de l'année 90, le FBI et les services secrets vont opérer des raids sur tout le territoire, pour mettre sous les verrous ces "dangereux cyber-terroristes". Constante inaltérable dans la chambrette du hacker type, un exemplaire de Neuromancien. A telle enseigne qu'à l'époque, la seule présence du livre chez un possesseur de PC suffit à le rendre suspect. Evidemment, cela ne fait qu'étoffer un peu plus sa réputation d'auteur culte et de "parrain du cyberpunk" que Gibson se traîne depuis ses débuts.

    Très sollicité, il écrit de nombreux articles pour Wired, mais aussi pour le New York Times ou Rolling Stone, et dans lesquels il essaye de se défaire de son image. Parallèlement, l'écriture de nombreuses versions d'un scénario pour Alien 3, l'occupe un temps. En vain, puisque finalement, deux autres scénaristes seront retenus.

    En 1991, Gibson revient sur les étagères des librairies et surprend tout le monde avec La machine à différence, écrit à quatre mains avec son vieux complice Bruce Sterling. Loin des futurs hyper-technologiques dystopiques, les deux papes du cyberpunk, nous entraînent en pleine Angleterre victorienne, dans un univers à la Jules Verne, un auteur qu'ils ont toujours admiré. Le résultat n'est peut-être pas tout à fait à la hauteur des espérances, mais ils inventent, cette fois délibérément et non sans humour, le concept de steampunk. Le Hi-Tech à la vapeur, n'est au fond qu'une transposition de leur thèmes de prédilection dans le passé, mais elle fait écho au ras-le-bol général du cyberpunk. Ils ont bien sûr été nombreux à s'engouffrer dans la brèche ouverte par Gibson pour essayer de faire sauter la banque avec des romans qui, s'ils sont indéniablement cyber, sont généralement plus pop que punk. Ce qui incite cette même année 91, Lewis Shiner à publier dans le New York Times un texte intitulé Confessions d'un ex cyberpunk, auquel Sterling répond par un long article intitulé Cyberpunk In the Nineties, où il s'affranchit lui et ses petits camarades de la grande époque, des diktats du genre.

    Et de fait, après avoir écrit Agrippa, un long poème dédié à son père qui sort en 1992, William Gibson entame en 1993 une nouvelle trilogie avec Lumière Virtuelle. L'action se déroule à San Francisco en 2005. En toile de fond toujours la même défiance du libéralisme, et la défense des même valeurs. Son style est toujours aussi travaillé et personnel, mais la tentation de situer son intrigue dans le présent se fait sentir. Moins colérique que ses précédents romans, plus mûr, il jette sur la société un regard plus lucide, plus acéré.

    Le deuxième tome de la Trilogie de San Francisco ne paraîtra qu'en 1996, en partie à cause du temps que lui aura demandé l'adaptation de Johnny Mnemonic, non seulement au cinéma, mais aussi en jeu vidéo et même sous la forme très low-tech d'un flipper. Idoru met en scène un jeune homme tombant amoureux d'une star virtuelle. Il aborde là ce qui deviendra un de ses thèmes de prédilection, la dématérialisation du monde via les réseaux de communication. Hélas, en même temps que le monde, son écriture semble elle-aussi se dématérialiser. Il se laisse aller à un maniérisme presque caricatural qui plombe irrémédiablement la lecture du roman. Gibson se cherche dirait-on.

    Alors qu'il continue d'écrire de nombreux articles, parfaitement lisibles, eux, pour divers journaux, il travaille aussi à une adaptation cinématographique de Comte Zéro, produite par la Tri Star, qui s'est portée acquéreuse des droits de la Sprawl Trilogy. Le projet n'aboutira pas. Un temps, Malcolm McLaren (fumiste international, gourou de la mode et ancien manager des Sex Pistols) caresse l'idée de mettre en scène New Rose Hotel et il demande à Gibson de travailler au scénario, avant de finalement revendre les droits à Abel Ferrara. Le projet cette fois verra le jour, mais sans lui. Pour se consoler il signe deux épisodes de X-Files, et revient aux choses sérieuses en 1999, avec Tomorrow's Parties, ultime tome de la Trilogie de San Francisco.

    On retrouve dans ce dernier volume des personnages issus de Lumière Virtuelle et d'Idoru, et Gibson tente de les intégrer à une intrigue complexe, dans un futur à la fois proche et dépaysant. Si sa prose est redevenue plus abordable, l'histoire est, elle, trop confuse et Tomorrow's Parties est accueilli avec scepticisme.

    En 2000, No Map For These Territories, un documentaire qui lui est consacré fait un bilan de sa carrière, et de ce qu'il a su apporter à la SF. Car incontestablement, William Gibson est l'un des auteurs majeurs de ces vingt dernières années. Comme nombre de ses confrères qui furent catalogués "cyberpunks", il a su garder une vision claire de son rôle d'écrivain, et ne s'est jamais renié. En témoigne ce formidable Identification des schémas qui sort en librairie ces jours-ci. Ecrit après le 11 septembre, il marque une nouvelle étape dans sa carrière. Assumant son status d'auteur culte, il joue avec les codes, les détourne, et replace sa vision dans la perspective d'un occident désormais en quête de nouvelles valeurs.

    Le futur n'est plus candide, et peut-être, tout simplement n'est-il plus. Tout court. A mesure que la vision que s'en faisait les cyberpunks devenait obsolète, notre avenir s'est rapproché au point de n'être plus qu'une dimension de notre quotidien. Le futur cohabite avec notre présent, William Gibson l'a bien compris, l'a assimilé, et semble prêt à nous le démontrer de nombreuses années encore.

    Ni technogogo, ni cassandre cybernétique, William Gibson vît toujours au Canada avec sa femme et ses deux enfants, il avoue ne regarder que très peu la télé, chine toujours beaucoup mais désormais via internet, s'essaye de temps à autres au blog et en a marre de lire partout qu'il écrit ses romans sur une vieille machine à écrire.

    Archive - septembre 2004




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