• Est-ce qu'avoir la vie dure est le destin naturel de toute étiquette se rattachant au rock, qui lui non plus n'en fini pas de mourir à ce qu'on dit.

    Comme Alan Freed, qui en 52 est sensé avoir lancé l'expression "rock'n'roll", c'est à Gardner Dozois, alors rédacteur en chef de Asimov SF Magazine, qui revient la gloire discrète et contestable de ce collage de mots pour le moins contre-nature : cyberpunk.

    L'expression en tout cas fait mouche. Normal, Dozois l'a piquée dans une nouvelle de Bruce Bethke, datée de 1980 et tout simplement intitulée Cyberpunk.

    Toutefois lorsqu'en 1981, Sterling publie dans Interzone ce qu'il considère comme le manifeste du cyberpunk, un article intitulé New Science Fiction, pas une seule fois le mot n'apparaît.

    Logique, ils ne sont pas encore les Cyberpunks. Ils ne le deviendront d'ailleurs qu'à leur corps défendant. En revanche ils sont énervés, ils en veulent, ils bouillonnent d'idées baroques et de théories fumeuses, ils se considèrent en état de siège et ils ne supportent tout simplement pas les diktats de l'édition. Bref, ils sont jeunes !

    Comme ce ne sont encore que des petits cons arrogants, ils ne se lassent pas de compisser une SF endormie où les mêmes clichés éculés sont répétés à l'envi. En revanche ils élèvent un culte flatteur autour d'une poignée d'auteurs choisis : Harlan Ellison pour son goût de la provocation, Samuel Delany pour sa puissance visionnaire, Norman Spinrad et sa propension au foutage de merde, Michael Moorcock et ses élans rock, et surtout, plus que tous les autres J.G Ballard, la plus radicale et la plus ouverte de leurs influences. Des auteurs qui n'ont eu peur ni de l'expérimentation, ni de l'implication politique. Des auteurs qui ont des choses à dire. En quête de vérité. Une définition qui correspond aussi à ce collectif de jeunes branleurs.

    Ils ont la hargne. Ils ont l'attitude aussi. Déclarations fracassantes et formules à l'emporte pièce comme "clairvoyance technologique" ou "acuité conceptuelle". Leur écriture est engagée, leur fiction évoque une guérilla urbaine. Les critères de qualité et d'esthétique qu'ils s'imposent les font osciller entre le brûlot et la choucroute caramélisée. La ration de guerre et la fondue au chocolat. Mais au fond qu'importe, ils essaient, ils sont dans l'urgence. Ils sont en mission.

    Dehors la technologie envahit le quotidien. Bill Gates, un binoclard à tête d'œuf est sur le point de sortir un truc qui va révolutionner la planète : Windows 1.0. Au pied des buildings de Wall Street des traders, (forcément) républicains et pétés d'oseille, délaissent les écouteurs de leurs walkmans Sony™ et la cassette de Thriller qui va avec le temps de passer un coup de fil sur leur Motorola dynaTAC TM 8000X©. A deux pas de là, en remontant Broadway sur quelques blocs, des mômes écoutent sur leurs tout nouveaux ghetto blasters les sons bricolés de l'autre côté de l'East River sur des platines pourries avec de vieux disques rayés.

    C'est une décennie de fric, de fracture sociale avec des vrais morceaux de misère abjecte dedans. Le soir les rues se remplissent de freaks mi travelos, mi keupons qui courent le fix. Autour de Central Park la fumée des braseros que les homeless ont allumés dans l'espoir futile de faire reculer de quelques mètres le froid glacial de l'hiver importune le yuppie au Motorola qui s'est rentré, là-haut, dans son 200 m² de la 5ème Est. Les flics venus les déloger en urgence n'auront pas le temps de s'arrêter en chemin pour empêcher le viol collectif d'une jeune noire. Pas grave, elle est noire. 911 Is A Joke, comme le chantera plus tard Public Enemy.

    La fiction de nos jeunes auteurs colle remarquablement à l'ère du temps. Contes tristes d'une société qui s'est déjà engagée dans un himmelman en dessous du plafond qui la conduira inévitablement au crash. Des décombres de l'explosion sortira la prose bricolo de joyeux anars, inégalement doués, mais qui tous raconteront l'histoire du suicide de l'Humanité.

    Il faudra attendre 1984 et la sortie du Neuromancien de Gibson pour que l'assimilation se fasse. Ce nouveau collage de mots insolite, est un peu comme un précipité des préceptes du "Mouvement". Magie, technologie, un peu des deux et ni l'un ni l'autre, quoiqu'il en soit après l'immense succès du Neuromancien l'étiquette va coller pour de bon, sans que ni Gibson, ni Sterling, ni Shiner ne fassent beaucoup d'effort pour s'en débarrasser. C'eût été vain de toute manière. Et puis il faut bien le dire, l'expression est flatteuse. Bien trouvée. Elle leurs rend assez bien justice. Cyber, oui, indubitablement, avec leurs implants neuraux, leurs hackers, leurs réalités virtuelles, mais punks surtout. Débine, défonce, défiance du capitalisme, envie de faire exploser les carcans. Ils ne sont pas si loin du nihilisme présumé d'un Richard Hell, ou d'un Johnny Thunder qui était capable "d'arracher la défaite des mâchoires de la victoire" comme le disait de lui Wayne Kramer. La révolte des Cyberpunks répond si bien à celle des groupes de l'époque : les Voidoids, Dead Boys, Germs, Ramones et autres Dead Kennedys. Que d'ailleurs leur fiction colle si parfaitement à la musique de villes dont aucun n'étaient originaires (sauf Rucker qui a suivi ses études à New York) atteste du timing idéal de leur écrits.

    Mais tout comme le Rocket To Russia des Ramones à sonné, dans une certaine mesure, le glas du punk US, Neuromancien, a forcé les Cyberpunks à assumer le rôle qu'on voulait bien leur faire tenir. Anarchistes, fouteurs de merde, nihilistes, anti-humains, autant de clichés de seconde main qui les ont tous mis, à un moment donné, sur la touche, pendant que la grande machine éditoriale reprenait à bon compte le baroque de leurs univers pour en livrer une version light, sans cholestérol, et surtout sans danger. Et toute une horde de tâcherons de s'atteler dès lors à une SF Hi-Tech en carton qui n'est au mouvement originel que ce que Billy Idol fût au punk.

    Les Cyberpunks ont payés le prix de leur jeunesse. En colère mais naïfs, déterminés mais peu avisés, jeunes quoi ! ils sont tombés dans le piège tendu pour eux par la Grosse Machine. Et cela c'était inévitable. Reste toutefois, qu'à bien y regarder, remarquablement peu d'entre eux se sont reniés. Le genre s'est galvaudé jusqu'au ridicule, mais les convictions qui animaient cette bande de jeunes aspirants écrivains au début des années 80, elles, sont restées les mêmes.

    Preuve en est, cette Identification des schémas que livre aujourd'hui celui qui reste le plus génial de leurs vétérans. Alors on peut bien ricaner (et moi le premier) des excès de vanité de ceux qui furent les Cyberpunks, mais au final, dehors, rien n'a vraiment changé en vingt ans. C'est toujours la guerre contre le même système et si l'on a l'impression que rien ne bouge, c'est peut-être qu'il est temps pour nous de se demander où sont passés les combattants.



    Archives - Août 2004



     



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  • La trilogie Ā


    de A.E Van Vogt







    Alfred Elton Van Vogt est un auteur à la fois très culte, et très méprisé. A raison dans les deux cas, mais sans doute exagérément, là encore dans les deux cas.

    Culte parce qu'il fût l'un des piliers de l'Astounding Stories de John Campbell, et que son influence, spécialement en France, est indéniable.

    Méprisé, parce qu'outre un prénom inassumé, Van Vogt a partagé avec Lafayette Ron Hubbard une prédilection marquée pour l'image du surhomme. Prédilection qui l'a conduit à suivre durant de nombreuses années le fondateur de la scientologie dans ses errements, au détriment de sa propre carrière littéraire. Ce choix lui coûtera son public et l'estime de certains de ses confrères.

    Par conséquent, c'est une indifférence relative et polie qui accueillit la nouvelle de sa mort début 2000.

    La Trilogie du Ā est exemplaire de ce qu'est l'œuvre de Van Vogt. Trois livres qui s'ils ne suffisent pas à résumer toute sa carrière, en illustrent parfaitement tous les paradoxes.

    Pardon d'avance d'être aussi direct mais, écrit respectivement en 1945 et 1948, Le Monde des Ā et les Joueurs du Ā sont deux romans parfaitement exécrables.

    Bien qu'auréolés de la flatteuse réputation d'être à l'origine de l'engouement du public français pour la science fiction (car engouement il y eût, figurez-vous !), et malgré une traduction de Boris Vian, ses deux premiers volumes sont tout à la fois mal écrits, mal construits et idéologiquement suspects.

    Abusant du concept fumeux de "fixed-up stories" dont il revendique fièrement la paternité, Van Vogt, se contente de rattacher entre elles plusieurs nouvelles parues dans Astounding pour livrer l'improbable histoire de Gilbert Gosseyn, zélateur de la philosophie Ā, embringué dans un complot alien absurde qui vise à la domination de la Terre, pour des raisons somme toute assez obscures.

    Tout commence pour Gosseyn lorsque, prêt à participer aux Jeux de Machine qui doivent désigner les meilleurs non-A pour les plus hautes fonctions, il découvre qu'il n'est pas celui qu'il pensait être. C'est sa maîtrise du Ā qui lui permet d'admettre facilement cette nouvelle réalité.

    Le fameux Ā, ou non-A, est une doctrine dite "non-aristotélicienne", et qui fonde son approche du monde sur la nécessité de dépasser le stade du mot, pour pénétrer dans celui du concept. En résumé, "la carte n'est pas le territoire". Il faut ainsi s'éveiller à la vraie nature des choses, pour mieux s'adapter à leur réalité. Une réalité forcément changeante.

    Tout entière basée sur la partition plutôt fantaisiste des réactions en "thalamiques" (animales) ou "corticales" (raisonnées), la philosophie Ā, se propose de débarrasser l'Homme d'une émotivité qui nuit à la clarté de son raisonnement. C'est là que réside toute la force de Gilbert Gosseyn. Mais lorsqu'il apprend qu'il dispose, en plus, d'un "cerveau second", du rang d'esprit supérieur il se trouve promu à celui de surhomme.

    Entre incohérences de récit flagrantes, raccourcis flemmards et absence quasi-totale de structure, Van Vogt slalome sans même la grâce d'un style enlevé dans l'enchevêtrement d'une intrigue palotte. Sortant son récit d'impasses invraisemblables par de grossières manœuvres de feuilletoniste, on souffre le martyr à suivre son héros robotique, plein de lui-même, gavé de sa philosophie de Reader's Digest.

    Si on pourrait s'amuser à la rigueur d'une réputation plus qu'usurpée de classiques fondateurs, on ne pardonne pas au Monde des Ā et aux Joueurs du Ā une fascination malsaine pour le thème du surhomme.

    Relativement peu cultivé (en regard d'un Asimov par exemple), Van Vogt a été très impressionné par les thèses de la sémantique générale d'Alfred Korzybski, discipline fourre-tout, certains diront complète, mais drastiquement structurée par la pensée de son créateur.

    Mal interprétée, et livrée à l'approximation d'esprits moins brillants qui voient dans sa simple lecture la preuve qu'ils ne sont peut-être pas si médiocres que ça, elle offre un terreau favorable à de regrettables débordements sectaires.

    Un mélange des genres qui ouvre grand la porte à des escroqueries morales du type de la dianétique de Hubbard. Contemporaine des Ā elle défend un credo assez voisin à base de soi-disant épanouissement personnel et de condescendance à l'égard des non-initiés.

    Cette dianétique, Van Vogt ne tardera pas à la servir d'un prosélytisme fétide.

    Ainsi ce Gosseyn déshumanisé et monobloc, qui confond discipline de pensée et absence d'émotion, tient plus du SS que du maître zen. En cela il est le prototype même du scientologue.

    Mais ces deux premiers tomes furent bel et bien à l'origine du marché de la SF en France. Tout d'abord, comme le prouve cette traduction signée Boris Vian, une tocade branchouille d'intellos Rive Gauche toujours prêts à se jeter sur tout ce qui venait des Etats-Unis, la science fiction a su ensuite trouver son public.

    D'autre part, cette trilogie nous offre un témoignage intéressant de l'évolution du genre. En effet, il va s'écouler plus de trente ans avant que Van Vogt ne revienne à son univers non-aristotélicien. Le cas n'est pas inédit, loin de là, mais le parcours de l'auteur, et de l'homme, l'est lui, nettement plus.

    Lorsqu'il reprend la plume pour La fin du Ā, Van Vogt est à des années lumières du quadragénaire suffisant mis en orbite par un succès alors bien établit. C'est au contraire un homme cabossé par la vie, qui a encaissé de rudes coups. Son engagement auprès d'Hubbard, même s'il ne l'a pas suivi sur la voie sectaire, l'a coupé de son public. Durant plus de dix ans, il n'a pas écrit une seule ligne, et il mettra plusieurs années à émerger de nouveau. Aucune de œuvres qu'il écrira après 1963 ne lui apporteront de nouveau l'immense renom qui avait été le sien.

    Cette Fin du Ā quant à elle, est bien à prendre au pied de la lettre, et c'est avec un bonheur étonnant que l'on reprend les aventures de Gilbert Gosseyn. Ou plutôt celles de celui que Van Vogt ne lasse pas d'appeler malicieusement Gosseyn Trois, un clone de secours accidentellement réveillé.

    La troisième incarnation de son héros immortel va l'aider à détruire le mythe qui s'est constitué autour des deux premiers volets de la série. Et ce minutieusement et avec une ironie discrète mais ravageuse. Gosseyn Deux, le protagoniste originel des premiers tomes, y fait figure de vieux con pontifiant (ce qu'au fond il a toujours été), alors que Numéro Trois se débat comme il peut dans des situations toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Van Vogt s'amuse à le confronter à des problèmes où la philosophie non-A ne lui est d'aucun secours. Livré aux plus "thalamiques" de ses réactions, il en vient même s'autoriser quelques émois quand une Reine Mère libidineuse qui en veut à son corps lui fait s'apercevoir que, tout surhomme qu'il est, il n'en est pas moins puceau.

    Dramatiquement conscient des critiques qui ont été formulées au fil des ans à l'encontre du Monde des Ā et des Joueurs du Ā, Van Vogt joue avec tous les clichés et tous les paradoxes de son personnage, le transformant en benêt surdoué. Certains des monologues intérieurs de Trois sont tout bonnement hilarants. Sa manie de conceptualiser à outrance la plus petite action le rend ridicule, mais, enfin, sympathique.

    Ce dernier volet, tant attendu des fans de par le monde, est plus un enterrement qu'une fin. Débarrassé par les ans et les galères de cette foi naïve en la science qui l'avait habitée jadis, Van Vogt fait amende honorable en faisant oublier ses dérives idéologiques, et en réglant une fois pour toute son compte à son héros le plus connu, mais aussi le plus détestable.

    La fin du Ā suffit presque à effacer la médiocrité confondante de ses deux prédécesseurs. Il permet en tout cas de réhabiliter un classique très largement surestimé, tout du moins sur le plan de ses qualités littéraires intrinsèques.

    Ce sera presque le dernier baroud d'honneur pour A.E Van Vogt, qui après avoir signé un ultime roman disparaîtra le 26 janvier 2000, grandement diminué par la maladie d'Alzheimer. Il sera mort avec le siècle, aux portes même du futur qu'il avait passé tant de temps à imaginer.

    Archive - février 2004


     




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  • Bien avant que les amateurs du genre ne le transforme en une sorte de Kabaa sacrilège, le Gas Chamber était surtout un bar pas terrible où s'entrecroisaient les acharnements à ne rien faire de velléitaires dans mon genre.

    On a parlé de "pépinière de la scène rock du cru". En fait c'est surtout qu'il y avait là tellement de branleurs rassemblés qu'il était inévitable que, de tout ça, émerge de temps à autres un projet qui tienne vaguement la route. La loi du nombre jouait pour nous. L'avidité et le manque de discernement des directeurs artistiques des maisons de disques faisaient le reste. Si un tel bouclard est devenu un lieu de pèlerinage pour ceux qui n'ont pas connu cette époque c'est fortuit. Mais au fond, logique.

    J'y traînais souvent alors. Pas autant que je l'ai dit par la suite, mais assez tout de même. En fait le choix était cornélien pour moi en ce temps-là. En fin de mois je n'avais tout simplement plus assez d'argent pour picoler et acheter des cachetons. C'était l'un ou l'autre, et les effets des pilules étant plus cataclysmiques, et surtout plus durables rapport qualité/prix, la défonce l'emportait souvent. Pourtant j'étais là le soir où Nick a rencontré Bella.

    C'était un 20 décembre, j'étais raide mais je comptais sur la venue prochaine du Père Noël pour me renflouer, et surtout Nick jouait avec ses Ambassadors. On ne le dit pas, parce que ça entretient la légende, mais dès leurs débuts les Ambassadors avaient été un putain de groupe. Ils dépassaient de la tête et des épaules le reste des habitués de la scène du Gas. Pas parce qu'ils jouaient mieux, non, mais parce qu'ils avaient ce truc que les autres n'ont pas. Cet état de grâce un peu magique. La conscience de leur propre destruction peut être ? Quelque chose de funeste en tout cas. Avec son allure de dandy affamé sorti des poubelles, Nick avait cette manière de tenir la mort à distance quand il était sur scène. Ça générait tout autour de lui comme une bulle qui nous protégeait nous aussi des outrages du temps, raison pour laquelle nous étions si nombreux à fréquenter ses concerts. On savait aussi que ça ne durerait pas. Ça n'en rendait l'exercice que plus beau.


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    Nick était un splendide animal de scène, mais il était notablement inculte. Même en rock. Ce qui m'a toujours consterné. D'accord il connaissait les morceaux, mais rien de la vie de leurs auteurs. Les "à côtés" de l'intéressaient pas. C'était bien-sûr totalement sacrilège à mes yeux de jeune fanzineux qui versait dans l'excès inverse (un effet collatéral de mon incapacité à jouer du moindre instrument sans doute). Je dois donc être le seul à avoir reconnu Bella ce soir-là.

    Elle était dans un coin de la salle, plutôt à l'écart. Elle avait beaucoup changé par rapport aux photos. La mode du moment ne la mettait pas vraiment en valeur non plus. Je me rappelle même m'être fait la réflexion qu'elle avait passé l'âge de fréquenter ce genre d'endroit. Elle devait avoir quoi ? Quarante ? Quarante-cinq ? En fait j'ai appris plus tard qu'elle était supposée n'en avoir que trente-deux, mais elle faisait plus. Elle payait à crédit les excès de ses belles années à Londres, où elle avait été la muse de Stones, de Bowie, de Roxy Music, du Floyd. A tort ou à raison, on lui avait prêté des liaisons avec Lennon, Keith Richards, Brian Eno, Ray Davis, Hendrix. En fait on lui avait prêté des liaisons avec à peu près tout le monde. C'était "la fragrance d'une époque" comme je l'ai écrit un jour. Un joli parfum que faisait tourner l'odeur de pissotière et de dégueulis de vinasse du Gas Chamber. Malgré des efforts désespérés pour paraître à la page – ou peut-être justement à cause de ça – je me suis senti un petit peu désolé pour elle de la voir là, marchander sa dose de brown à un de ces travelos de l'Avenue B qui venaient parfois faire un peu de revente chez nous quand le tapin ne rapportait plus assez.

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    Après le concert, comme toujours, je suis allé voir Nick. On a discuté de choses et d'autres, et à la fin de Bella, qu'il m'a demandé de lui montrer depuis la coulisse. Même lui, la connaissait. De réputation au moins. Je l'ai prévenu qu'elle avait sérieusement morflé, qu'il ne fallait pas qu'il s'attende à voir la beauté candide qui avait posé sur toutes ces photos. Mais comme il n'en avait vu aucune, ça ne semblait pas le déranger. Je n'ai pas compris tout de suite ce qu'il avait su voir dans cette femme en cours d'usure et qui m'avait échappé. Elle était toujours là devant sa bière sans mousse, avec ce pétard de cheveu impitoyable dont on devrait dans les années 80 la désastreuse prolifération à Rod Stewart. Son cuir était flambant neuf, son collant impeccablement déchiré et ses bottes trop chères. Ses joues étaient trop creuses, ses yeux cernés à faire peur, son teint atrocement livide. On ne remarquait finalement plus chez elle que ce qui avait été. Et avec les années, j'ai compris que c'est justement ça qu'avait vu Nick. Et qu'il avait instantanément aimé.

    A l'âge qu'on avait à l'époque, on est encore assez présomptueux pour s'imaginer que connaître la vie de quelqu'un vous offre un sésame suffisant pour vous imposer à lui. Et puis après tout, elle était chez nous ! C'est pour ça que je n'ai pas sourcillé quand Nick m'a demandé de la lui présenter.

    Elle n'a d'abord pas vraiment réagi parce qu'elle était en manque. Une drôle de pudeur – ou un sursaut de bon sens – avait dû l'empêcher d'aller se fixer dans les chiottes. Elle a acquiescé d'un geste vague quand je l'ai appelée par son prénom, et a certainement oublié le mien immédiatement. Je ne suis pas certain qu'elle ait tout de suite retenu celui de Nick non plus, mais lorsqu'elle l'a vu une envie a fait surface dans l'eau de son regard. Comme la reconnaissance de quelque chose de familier. Qu'elle était d'ailleurs peut-être venue chercher ce soir là ? Sûrement même. Lui semblait comme happé par elle. Déjà.

    Drôle d'endroit pour un coup de foudre vous dites-vous ? Exact. Et vous avez raison, ce n'en était pas un. Ceux qui l'ont écrit affabulent, romancent. Les murs crasseux tapissés de journaux et de posters tâchés, le sol de béton peint qui glissait tant quand il était inondé de bière, la lumière radine et trop jaune, la petite estrade branlante pompeusement promue au rang de scène, le Gas était un environnement trop chiche pour l'éclosion d'une romance. Non ! Dès ces premières secondes nous étions dans le grand ballet de la prédation. Une pratique bien plus conforme aux us de la maison en somme.

    Les deux m'ont vite oubliés. Nick s'est assis en face de Bella, et ils ont commencé à discuter. Tout de suite. De tout et de rien, et surtout de tout.


    ...


     



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  • Elections présidentielles : Vote in the U.S.A !

    Le tout rock U.S a sorti les guitares de combat, mis de l'essence dans le tour bus et pour certains fait un détour en studio pour virer Bush Junior du bureau ovale. Les rebelles sans cause de la génération MTV en ont trouvé une !


    "Finalement, je crois vraiment que j'ai besoin d'un Bush à Washington pour faire un bon album.", confiait Al Jourgensen, à la sortie "Houses Of The Molé", le dernier album de Ministry, qui s'ouvre sur un très parlant "No W". C'était déjà lors de la première guerre du Golfe qu'était sorti l'implacable "Psalm 69" dans lequel il servait quelques douceurs au gouvernement de Bush senior.

    L'engagement de Jourgensen ne surprend pas, mais donne le ton. Alors qu'on imagine facilement le peu d'impact que Ministry peut avoir auprès des jeunes électeurs républicains, ses prises de position, et le ton qu'il emploie pour parler de l'actuel résident de la Maison Blanche, l'ont rendu omniprésent dans les posts des forums de rednecks.

    Il n'est pas le seul que la politique de Georges W.Bush agace. Des gens comme Jello Biaffra (l'ancien leader des Dead Kennedys), Fat Mike de NoFX, Wayne Kramer, le vétéran du MC5 ou les deux survivants de Nirvana Dave Grohl et Krist Novoselic, montent au front, comme ils l'ont d'ailleurs toujours fait au cours de leurs carrières sans que, pour autant, cela ne risque de faire écrouler la petite maison dans le prairie.

    Que Billie Joe Armstrong, le chanteur de Greenday, chante "Sieg Heil to the president gasman" et cartonne avec son "American Idiot", reste dans l'ordre normal des choses.

    Après tout, ils détestaient le père, ils haïssent le fils. Logique.

    Mais lorsque des groupes s'affichant depuis leurs débuts comme des crétins patentés, Blink 182 ou Sum 41 par exemple. Quand des formations aussi inutiles et rentables que Good Charlotte ou Papa Roach, aussi vomitivement formatées que No Doubt, quand ceux-là rejoignent les rangs de la contestation, ça commence à faire du bruit. "Vote for my guy : JFK. John Fuckin' Kerry" martèle Coby Dick, le chanteur de Papa Roach, tout content de sa saillie. Même si vous oubliez de leur en parler, eux n'oublient pas. Intarissables, que s'en est touchant ! Et ces stars du MTV Rock, qui vendent par semi-remorques entiers à la belle jeunesse états-unienne ont une toute autre surface médiatique que des groupes comme Bad Religion, Rancid ou Lagwagon.

    Soyons toutefois réalistes, car même avec des gaveurs d'oies grasses de l'acabit de No Doubt, on reste dans l'anecdotique. Mais prenez l'insipide Dave Matthews. S'il n'écoule chez nous qu'une poignée de CD à quelques vieux abonnés de Canal Jimmy et peine à remplir le Bataclan, c'est devant des stades pleins à craquer qu'il se produit aux Etats-Unis où le moindre de ses albums s'écoule au minimum à deux ou trois millions d'exemplaires. Jusqu'à présent on ne lui connaissait guère qu'un seul combat : la lutte contre la vente d'albums pirates. Grave révolutionnaire le gars, hein ? C'est pourtant le même Dave Matthews qui a rejoint le Vote For Change Tour qui arpente depuis quelques semaines les états où les résultats de l'élection risquent d'être le plus serrés, qui fait signer des promesses de vote à la sortie de ses concerts, et dit "Voter pour Bush, c'est voter pour une Amérique divisée, instable et paranoïaque.".

    Sa mobilisation étonne, mais une autre a stupéfié. Car le Boss lui-même est désormais au front. Bruce Springsteen, la voix de l'Amérique profonde en personne, celui dont le nom est tellement connu que mon correcteur automatique d'orthographe ne le souligne même pas en rouge quand je le tape. S'il n'avait jamais rechigné à s'investir dans des causes plus directement humanistes (la défense des fermiers, la lutte contre l'Apartheid, l'aide aux homeless), c'est la première fois qu'il attaque la politique de manière aussi frontale. Il s'en explique longuement sur son site et dit "J'ai le sentiment que je ne pourrais pas avoir écrit ce que j'ai écrit et être sur scène à chanter ce que j'ai chanté ces 25 dernières années sans prendre part à cette élection." Bruce Springsteen. 61.5 millions d'albums vendus rien qu'aux Etats-Unis en un quart de siècle. Plus que Madonna et plus que Michael Jackson. Autant dire que dans le pays du chiffre roi, lorsque le Boss élève la voix, on l'écoute.

    Autant dire aussi, que cela laisse assez peu de visibilité à des initiatives insolites, comme celle de Nick Rizzuto et de son mouvement, Conservative Punks, qui tente de rétablir la balance en soutenant indéfectiblement le gouvernement Bush. L'écurie maison ne fait pas le poids. Sorti de Michale Graves chanteur trop tardif des cultissimes Misfits, et de feu Johnny Ramone, Rizzuto ne rassemble autour de lui que des groupes rigoureusement inconnus. D'ailleurs, en dehors de ces énergumènes, ils sont assez peu nombreux ceux qui revendiquent leur adhésion à la politique du gouvernement sortant. Godsmack en bons huileux pour routiers qu'ils sont, assument, Kid Rock – qui est au binaire ce que MC Hammer fût au rap – soutient mais sans trop la ramener. D'une manière générale, il ne fait pas bon rouler pour Bush dans l'industrie du rock en ce moment. Ne restent alors de ce côté-là de la barrière que quelques has been attendus : les sudistes de Lynyrd Skynyrd par exemple ou ZZ Top, véritables héros au Texas où le jeudi 15 mai 1997 avait été déclaré ZZ Top Day par... George W. Bush.

    Jamais un président des Etats-Unis n'avait suscité de telles réactions, et c'est bien de cela qu'il s'agit : un conflit de personnes. Car si les pro-Bush sont, eh bien... pro-Bush, dans leur immense majorité les antis, n'en sont pas pour autant pro-Kerry. Maynard James Keenan, chanteur de Tool et de A Perfect Circle, sait bien qu'il n'y aura pas de Grand Soir si le sénateur du New Jersey l'emporte. Pour lui, qui comme nombre des confrères déjà mentionnés parle depuis des années d'une Amérique au bord de l'implosion sociale, il n'y aura dans le meilleur des cas qu'une légère amélioration du pire à espérer. Mais au moins, ce sera un pire sans Bush.

    Au fond, le fanatisme religieux de ce dernier, sa démagogie évidente et son ultra-libéralisme restent – peu ou prou – dans la norme. Ce que ne lui ont pas pardonné une partie des Américains, et avec eux les rockers qui nous occupent ici, c'est le mensonge éhonté. Le vieux fantôme de la vie politique américaine. Celui qui a failli coûter son siège à Clinton, et qui a fait tomber Nixon. Est-ce naïveté de leur part que de nier la part de mensonge inhérente à la chose gouvernementale, ou bien sommes-nous, nous autres Européens, trop familiers de Machiavel ? Je pense que la réponse est plutôt à chercher dans le vieux fond de moralité qui sert de socle à la société américaine. Leur capacité à être encore révolté par le cynisme de leurs dirigeants nous les fait voir comme des grands ados un peu candides, mais n'est-ce pas salutaire ? N'avons-nous pas, nous, perdu quelque chose en route ?

    D'autre en tout cas ont jugé qu'ils avaient dans l'affaire quelque chose à gagner. Ainsi un équipementier audio qui a profité de l'actualité brûlante du Vote For Change Tour pour annoncer son partenariat exclusif avec le Dave Matthews Band, ou ce fabricant d'un logiciel musical qui offre un contrat discographique à l'auteur de la meilleure chanson sur les élections, du moment qu'elle est composée sur son produit et que l'auteur est capable de fournir une preuve d'achat du logiciel. L'Amérique reste l'Amérique.


    Archives - Octobre 2004




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  • "Acheter des contrefaçons finance le crime organisé". C'est le leitmotiv qui, une fois lancé, rappelle à l'ordre dans un bel élan de civisme responsable le brave gars qui se demandait à l'écran si, des fois, il allait pas craquer pour une paire de Nike fabriquée à la main dans le souk de Casa. Et là, moment d'une composition sublîme – méthode Stanislaswki où je m'y connais pas – d'une moue tout à la fois réprobatrice et volontaire, il repose la basket et s'en va, le bref flamboiement de la vertu éclairant fugitivement son œil.

    On serait fier à moins. Pensez... ce brave homme vient de porter un rude coup au crime organisé. Car voyez-vous, il se trouve que dans un gourbi des Balkans ou dans une cité du 93, il manquait précisément à un mafieux ouzbekh ou à un caïd de banlieue les quelques euros de ladite paire de chaussures pour pouvoir acheter une cargaison de cocaïne colombienne qu'il devait acheminer par bateau à Vladivostok en échange d'un stock d'AK47, qu'il aurait expédié en Tchétchénie où on lui aurait remis, en guise de paiement, une cargaison de filles faciles, dont une moitié aurait été enceinte (et dont il aurait pu vendre la progéniture à des Gitans qui les auraient mutilés pour en faire des petits mendiants convaincants) et dont l'autre moitié auraient servis de putes à chantier, mais dont l'utérus, histoire de ne pas voyager à vide, aurait été stuffé d'héroïne chinoise acheté aux Triades en échanges d'uranium enrichi. Voyez donc ce que la conscience civique de notre héroïque concitoyen nous a épargné de tourments.

    Nul doute que pour se récompenser, notre homme se sera offert une paire de vraies Nike. Fabriquée en toute légalité, elles. Dans une usine de Birmanie, où la junte militaire au pouvoir assure l'impunité aux trafiquants de drogue, dont une partie des juteux bénéfices vient alimenter la caisse de retraite des dictateurs, sise dans quelques paradis fiscal.

    A moins, bien entendu qu'il n'ait préféré s'acheter une paire de Puma. Une de celles fabriquées dans l'usine que PouChen, leur sous-traitant taïwanais, possède en Chine, dans la province du Guangdong, et où les ouvriers travaillent entre 80 et 100 heures par semaine pour un salaire horaire de 28 centimes d'euros. Des conditions d'exploitation telles, qu'une ONG américaine (le National Labor Committee) s'en est offusqué et a recommandé à la firme allemande de mener une enquête et de demander à son prestataire de revoir sérieusement salaires et conditions de travail. A la décharge du groupe, il est vrai qu'ici, rien d'illégal. Pas de crime organisé. Enfin pas d'autre que celui, d'atteinte à dignité humaine. Et celui-ci n'est pas organisé, mais institutionnalisé. Une différence somme toute subtile, mais qui met le bon droit de votre côté.

    Et c'est par un de ces twists rocambolesques que permet l'opération d'hypnose collective connue sous le nom d'économie de marché, qu'on vient nous faire la leçon sur l'achat de contrefaçons. Car les marques sont nos amies. Elles s'incarnent dans une fonction sociale qui n'a pas plus de réalité que ce libéralisme, vendu pour un état naturel des rapports humains, n'en a sur un plan sociologique ou historique. On porte atteinte à leur intégrité. On met des compatriotes au chômage. Et voilà que maintenant, ça vient de tomber : on finance le crime organisé.

    Si cette dernière assertion pourrait, éventuellement, revêtir – et encore, partiellement – les apparences d'une réalité, jusqu'à preuve du contraire, je n'ai encore décidé aucune délocalisation massive. Ce n'est pas moi qui, d'un trait de plume, ou si l'on s'en tient à la lettre, d'une inconséquente pulsion consumériste mal placée, signe la mise au rencard d'ouvriers dont le salaire régalien est devenu une menace pour la marge bénéficiaire de l'actionnariat. Quant à l'intégrité des marques, voilà bien un concept fumeux. Qu'est-ce que ça veut dire ? Et en quoi je devrais quoique ce soit à une marque qui me monnaye ses services, et ce bien souvent, dans des proportions qui n'ont plus rien à voir avec le service rendu ?

    Fiction distrayante que cette prétendue intégrité des marques. Distrayante si elle ne revêtait l'abject masque du racisme de classe. Car regardons les choses en face. Lorsque, sous l'œil en service commandé des caméras, Cartier passe au rouleau compresseur des milliers de montres, ce ne sont pas ses bénéfices qu'il protège, mais bel et bien son standing. Il est évident qu'au prix où sont vendues ses contrefaçons, généralement grossières, elles ne visent pas un public qui aurait les moyens de s'offrir une montre à 3 000 €. Il est en revanche bien plus médiatiquement présentable de parler de manque à gagner, que de dire qu'au fond, ce qui gêne Cartier, c'est de voir Monique de Sarcelles, chômeuse, ou Yasmina des Mureaux, caissière à Leader Price, arborer à son poignet l'excellence – même contrefaite – de ce design artistement conçu pour une élite. Un "homme d'affaire" ouzbekh par exemple.

    C'est le refrain chanté par Lacoste, qui se trouve bien chagrin de voir son crocodile passer du court de tennis à la cour des cités de banlieues. Tartufferie qu'ils assument discrètement, en faisant la guerre aux imitations, mais en feignant de ne pas voir leurs casquettes, polos, survêtements et pulls envahir les collèges de banlieues. Il ne leur en coûte finalement qu'un service d'ordre un peu étoffé dans leurs magasins au moment des soldes. Et qu'importe si l'argent qui rentre alors dans les caisses de leurs succursales du Boulevard St Germain ou des Champs-Elysées vient du deal de shit, d'ecstasy ou de crack. Entre entrepreneurs faut s'entraider...

    Inédit


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